Contre les normes et les modes, L’Imaginaire résiste

Dans la Halle Saint-Pierre, 62 créateurs internationaux des cinq continents ont constitué une exposition bigarrée, fascinante, hétérogène : Hey. Hors des normes et des modes, loin de l’institutionnel, au-delà des imitations, l’imaginaire résistait. L’imaginaire se rebellait ; il tenait tête ; il réagissait. Ces œuvres déconcertaient, désorientaient avec joie, ébouriffaient. L’exposition est terminée mais le catalogue vaut le détour.


Hey ! Modern art & pop culture / Act III, La Halle Saint-Pierre, Paris. Catalogue, éd. Ankama, 340 p. 44,90 €


Anne et Julien étaient les commissaires d’une exposition heureusement chaotique, d’un cabinet de curiosités, d’une collection de formes hybrides, monstrueuses, troublantes. Anne et Julien sont deux activistes, deux journalistes, deux collectionneurs d’œuvres inattendues, deux diffuseurs d’une scène marginale, underground, deux historiens des expressions artistiques d’une contre-culture. Ils ont créé depuis 2010 la revue d’art Hey ! Modern art & pop culture, dont ils sont rédacteurs en chef… Depuis 1986, ils animent dans les milieux de la musique et des images. Pour la presse, la radio, la télévision (8 documentaires), ils agissent. Ils signent une dizaine de livres autour de la musique et de la bande dessinée. Parallèlement à la revue, ils proposent des spectacles. Au musée de la Monnaie, ils sont à l’origine de Moebius/Miyazaki. A la Halle Saint-Pierre, ils ont organisé trois expositions collectives Hey ! Et au musée du quai Branly, ils sont les commissaires de l’exposition Tatoueurs, Tatoués, une « première mondiale » sur le tatouage.

Directrice de la Halle Saint-Pierre, Martine Lusardy a mis en évidence, dans cette exposition, les nouveaux territoires artistiques qui seraient libérés loin de l’occupation des normes et des modes factices. Ces territoires marient l’art populaire et l’art savant ; ils allient le brut et le méthodique. Se rencontrent les autodidactes et les très instruits. Martine Lusardy découvre alors « les fantasmagories de l’actuel pop surréalisme, les inventions du street art, le moi-peau des tatouages, les expressions raffinées et libertaires d’un œil à l’état sauvage ». Martine Lusarty cite les mots de Jean Dubuffet : « une humeur du non-alignement » des créateurs émancipés. Ils refusent la logique de la domination et de l’autoritarisme. Ils choisissent la logique de l’affranchissement et des découvertes nouvelles. Farouches, grondeurs, ils imaginent…

Voyagent les bataillons des squelettes et les brigades des démons. Reno Ditte (né en 1959) vit et travaille en France, peint (huile sur toile) l’Eldorado en enfer ; les squelettes et les ravissantes décolletées flirtent… En Californie, Camille Rosa Garcia (née en 1970) représente des Danses macabres (acrylique et paillettes)… Aux Philippines, Gregory Halili (né en 1975), « peintre miniaturiste », cisèle des crânes sur la nacre des coquillages… Aux Etats-Unis, dans un port inconnu (Squalor Harbour), Derk Nobbs (né en 1980) représente (en gouache, encre) les squelettes qui sont des flibustiers et des dandys… Japonais, Ito Hirtoshi (né en 1958) creuse une pierre rugueuse ; il y place deux dentiers ; les lèvres de la bouche sont réalisées par une fermeture éclair ; la pierre rit (Laughing Stone)… À Los Angeles, Dave Lebow (né en 1955) peint sept squelettes ivres qui admirent une femme nue et ailée… Hervé Bohnert (né en 1967) sculpte le marbre à Strasbourg ; ses visages sont en partie vivants, en partie morts ; il forme aussi des crânes en dentelle amidonnée ; il dialogue (dit-il) avec son ours empaillé…

Certains créateurs donnent à voir des sculptures automates et agitées. Collectionneur des œuvres insolites, architecte en chef des palais nationaux, bricoleur-inventeur, Alain Bourbonnais (1925-1988) a été un ami de Jean Dubuffet ; il a créé en 1983, en Bourgogne, un extraordinaire musée privé : La Fabuloserie ; il sculpte (entre autres choses) une horde des Turbulents, des personnages grotesques et tapageurs… À Grenoble, Joël Negri (né en 1949) est fasciné par les roues ; ses sculptures sont constituées par l’alliance du bois, du cuir, du métal, d’étoffes, de plumes, de céramique ; ce sont des chariots à tête humaine ou animale, des chimères… À Aubervilliers, Gilbert Peyre (né en 1947) invente ses « électromécanomaniaques », ses sculptures animées et bruyantes ; son Coq comporte un coq empaillé, du métal, des pinces à linge, une cage, un pied de table, de l’électronique et un moteur…

Surgissent les séductrices troublantes. Au Japon, Namio Hurukawa (né en 1947) dessine (sur papier) le corps nu d’une femme provocatrice ; elle domine un homme masochiste et soumis ; elle l’asservit. En faïence, Claire Partington (né en 1973) forme une sirène élégante et douce ; elle travaille à Londres ; les contes de fées et les récits folkloriques l’inspirent. Aux Etats-Unis, Vaghn Bodé (1941-1975) était un illustrateur et auteur de bandes dessinées ; il montrait les énormes seins nus d’une héroïne avec sa mitraillette. À Los Angeles, Christopher Conn Asken (né en 1970) a été un tatoueur (1990-2006) ; puis il peint sur papier des peintures avec des messages énigmatiques ; tu vois une aguicheuse fardée, Carmelia, avec ses ongles et ses bijoux sanglants ; ses yeux hypnotisent. Au Japon, au XXe siècle, la vaste bannière d’un théâtre forain propose un spectacle de monstres (freak shows) ; une femme-serpent redoutable mange des serpents vivants et crus.

Les meutes de monstres circulent. Elles grouillent. Gabriel Grun (né en Argentine en 1978) peint (huile sur toile) une femme dont les pointes de seins (une centaine) se dispersent sur le corps et ressemblent à des pustules roses. En France, Ludovic Levasseur (né en 1969) utilise des matières plastiques, des colles, des dents (humaines ou animales), des fragments d’animaux taxidermisés, des cornes, du métal, des ficelles ; il crée des poupées momifiées et monstrueuses. Dans l’Indiana, Tom McKee (né en 1957) présente des batailles : les humains dentus et cornus, les fauves féroces, les insectes géants et venimeux ; Tom McKee dit : « Des images se tordent dans ma tête ; j’ai décidé il y a longtemps, de ne pas combattre cela, mais d’utiliser cela. » À Brooklyn, Christian Rex Van Minnen (né en 1980) a étudié les œuvres d’Arcimboldo et des peintres flamands ; ses toiles unissent la beauté et l’horreur ; les visages se déforment ; la bouche se déplace ; la chair coule, dégouline, se boursoufle ; l’anatomie s’encanaille. Aux Etats-Unis, la sculptrice Deborah Simon (née en 1970) crée de très grands ours écorchés ; elle emploie l’argile polymère, la fausse fourrure, la mousse, la peinture acrylique, le verre, les fils ; sur le corps écorché, elle brode le poumon, le cœur, les veines, le système nerveux.

Telles images sont tristes, douces, tendres et elles émeuvent. À Denver (Colorado), Ravi Zupa (né en 1977) représente un moine mystique près de son ordinateur et le gigantesque fruit-cœur qui saigne… À Los Angeles, Marion Peck (née en 1963) peint des scènes féériques et mélancoliques ; perdu dans un paysage immense et morne, le petit clown solitaire court ; ou bien, une fillette somnambule est guidée par ses trois jouets… À Los Angeles, aussi, Mark Ryden (né en 1963) représente la majesté boudeuse de la Reine des Abeilles… La canadienne Winnie Truong (née en 1988) dessine des milliers de cheveux qui sont les longues lignes ondoyantes des chevelures féminines… Avec les plumes douces, la cire, la résine acrylique jesmonite, l’anglaise Lucy Glendinning (née en 1964) sculpte des enfants duveteux, emplumés (Feather Childs).


Photo à la une : © Zoé Forget

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