Jacques Darras publie ces temps-ci trois livres, ce qui est peu pour un poète d’une telle éloquence (un mot qui a des liens avec la fluidité, donc avec l’eau, qui lui est chère). On compte dans sa bibliographie une vingtaine de livres uniquement pour la poésie, autant d’essais, de traductions, et si on suit un peu sa vie, de voyages, de marches à pieds dans les rues des villes, sur les plages le long de la mer, sur les sentiers, les berges des fleuves et des rivières grandes ou petites…
Jacques Darras, L’indiscipline de l’eau. Anthologie personnelle 1988- 2012. Préface de Georges Guillain. Poésie/Gallimard, 245 p., 8,10 €.
La Maye. Le Castor astral et In’hui, 500 p., 20 €.
Le Petit affluent de la Maye. Le Castor astral et In’hui (1 CD inclus), 215 p., 18 €.
Jacques Darras est un marcheur, un voyageur, un transgresseur de frontières, Jacques Darras est un itinérant mais attention il est fidèle, il revient toujours à ses sources, à ses fondements, à ses amours d’origine, en l’occurrence à sa Picardie natale et pourquoi pas, sans qu’il l’avoue vraiment, à sa langue, le français, à son pays, la France.
En contrepoint et même contradiction avec l’entrain et le bonheur de l’écriture (qui « ne participe pas du grand Chœur affligé des impuissances dites et redites des mots, de l’art et de la parole », comme l’écrit Georges Guillain dans sa préface à L’Indiscipline de l’eau), l’œuvre de Jacques Darras est sous-tendue par l’inquiétude et le tragique. Dans les poèmes sur la guerre et en particulier sur la disparition de son grand-père lors de celle de 14-18 ; dans son attirance pour Léon Spilliaert (peintre belge proche des symbolistes, de James Ensor, d’Edvard Munch), qui représente des silhouettes solitaires dans des paysages vides ; dans ses propres peintures, etc.
Jacques Darras n’est pas étranger à l’univers érotique et fantastique des surréalistes belges ; avec lui, le réel prend des allures étranges, le poème, la rue, la ville, deviennent des personnes à part entière, qui sont assises, qui récriminent, qui attendent et patientent, qui n’en font qu’à leur tête. Avec lui, le poème n’est pas que cérébral, il a besoin du corps, c’est-à-dire de la voix afin de s’incarner, d’être un langage, il est un verbe qui se fait chair, il voyage par la gorge et provient des poumons, du sang, du cœur lui-même, il a du goût pour la chanson.
C’est pourquoi, avec lui, le poème se « profère », comme on dit au théâtre, parfois il se chante, même se danse, sur une scène en compagnie d’un autre Jacques, son ami et complice Bonnaffé, chacun se partageant l’espace, se le partageant bien car ils s’estiment et se respectent, procurant du bonheur au public enthousiaste venu les écouter et engranger leurs mots, comme le 9 mars dernier au Théâtre Molière-Maison de la Poésie.
Lecture à la Maison de la Poésie le 9 mars dernier, avec Jacques Bonaffé.
La poésie, estime Darras, ne peut être que déclarative. De quoi ? Eh bien, de l’amour des frontières, qui est « désir intime de l’intimité d’un pays », lequel se confond avec le désir intime d’un corps de femme.
« Le moment d’agression douce approche
…
Halte !
Aussitôt vous haletez.
Suspendu au deux versants de la même douane. »
La déclaration d’amour a de l’humour, de l’élégance. Elle peut aussi être offensive et paraître offensante, comme celle que Jacques Darras adresse à la Belgique : « Ce qu’il y a de bien avec la Belgique, c’est qu’on peut en sortir ». Ce qui ne signifie nullement qu’on s’y sente mal, non, ce qui signifie que la Belgique n’enferme pas, que ses frontières demeurent ouvertes. Darras joue avec nos humeurs et nos susceptibilités mais il reste bienveillant, il préfère séduire plutôt que faire la guerre, il préfère ne pas rester « célibataire ».
« Je vois un Belge quelconque, je ne sais pas dire s’il est du Nord ou du Sud.
Il me faut attendre qu’il ouvre la bouche.
Or tous les Belges n’ouvrent pas la bouche en même temps.
Il peut même se faire qu’un Flamand ouvre la bouche en flamand dans la partie wallonne.
Qu’en déduire ?
Rien sinon que la frontière est une frontière ouverte. »
Darras ne franchit pas que les frontières terrestres, il a la vue surplombante — ce qui lui vient peut-être de son attrait pour la philosophie, dont il suivit des cours à la rue d’Ulm pendant deux ans, mais dont finalement il dut se détourner au profit de l’anglais et de la poésie : il devint en deux ans agrégé d’anglais, puis doyen de la Faculté des langues et cultures étrangères à Amiens.
Darras se joue des genres, rétablit l’épopée qui avait disparu en France, aime la poésie américaine parce qu’elle est une poésie du discours en prise sur le monde, crée des ensembles composites, manie l’octosyllabe, un vers de l’époque médiévale qui pousse à aller vite, alors que l’alexandrin est « un vers versaillais monté sur échasses ».
Il se demande comment articuler le tout et la partie, le collectif et l’individuel. Né au milieu de la guerre, des combats, des rampes de lancement et au nord de la France, il se souvient de son enfance et de ses promenades avec sa mère au bord de la petite rivière de la Maye. Lui est venue l’idée de partir de cette rivière, pour écrire une série de poèmes ou de chants, de partir de sa biographie pour évoquer l’Histoire. « Mon enfance, ma source est traversée d’une rivière, la Maye… je n’y remonte pas pour m’y dénicher, je la pose, la dépose, petite eau picarde dans sa corbeille de joncs… »
Sept tomes de La Maye ont déjà été publiés depuis 1988. Le Castor astral s’apprête à en reprendre la publication pour restituer la continuité de ses chants, mais chaque tome sera repris, revisité et enrichi. Le tome I de La Maye qui paraît ces temps-ci stupéfie par l’incroyable liberté de sa composition. On pense, en le lisant, aux Cantos de Pound et à certains livres de Claude Simon, comme Le Jardin des Plantes. « La page, la machine à écrire, moi, l’écrivain, le frappeur de touches, derrière moi, le monde, l’univers ».
Darras y met en parallèle, visuellement, sur certaines pages recto-verso, des poèmes, des proses, des textes historiques (« Maye, petite Maye, petite flèche d’eau coulant dans la craie des batailles »), des fragments d’entretiens, des textes en anglais, des poèmes dédiés (à Anne-Marie Albiach), des lettres (comme celle adressée à Michaël Snow, artiste canadien peintre, sculpteur, cinéaste, photographe, musicien), de longues citations (de Denis Roche, Dépôts de savoir et de technique), le tout se lit (et se lie) en même temps, à l’horizontale et à la verticale (« La fin, pourquoi voulez-vous qu’il y ait une fin, la fin sera le bas de page, nécessairement, l’élémentaire horizon des marges, de part et d’autre ».)
La typographie s’accorde à l’efflorescence poétique, utilise le gras, l’italique des polices, varie les corps des caractères, les emplacements sur le blanc de la page. « Ce que le spatialisme nous offre est une écriture pour cent, cent vingt kilomètres heure sur la portée des routes », « Il nous faut établir d’autres lisières, d’autres essartages au massif du français pour élargir l’espace, la gamme de ses aventures lexicales, de ses aventures phonétiques » affirme le poète.
Le tome II, Le Petit affluent de la Maye, autobiographie de l’espèce humaine poursuit et renforce le projet de lier biographie de l’un et Histoire de tous : « Vous êtes uniques. Nous sommes plusieurs à l’être… vous, comme moi, nous avons cru être les seuls à être seuls. »
Arrêtons-nous là, le verbe, la verve de Jacques Darras sont trop féconds, déversés, explosifs pour se contenter du modeste récipient qu’est un simple article. Il faut sauter le pas, plonger sans craindre l’eau…
« … le poème est dehors
le poème est derrière la vitre
on ne sait pas ce qu’il voit
on le saura à son retour
le poème revient
le poème ne s’éloigne pas
on ne connaît pas de poème qui soit jamais parti
définitivement
pour toujours
cela ferait un vide
le poème est domestique
le poème est sauvagement domestique
il ne tient pas en place
il tourne sur place
il tourne sur lui-même
attention le poème va rentrer
le poème rentre
il a l’air d’un poème qui a pris l’air
il est inspiré
…
il pose les doigts sur son clavier
on entend la musique des touches
c’est un ravissement
je ne connais rien de plus beau que la musique des touches
écoutez »
Extrait de « Position du poème », L’indiscipline de l’eau.