En 1999, Jean-Yves Mollier offrait au public une biographie (provisoirement) définitive de Louis Hachette, il se propose aujourd’hui avec Hachette, le géant aux ailes brisées non pas de suivre l’itinéraire d’un homme, mais de saisir à l’échelle de l’évolution du marché du livre, des années 1830 à la décennie 2010, les logiques de la société homonyme bientôt devenue un groupe d’importance mondiale. C’est dire l’enjeu d’un tel ouvrage : comprendre la trajectoire du livre comme support, comme dispositif médiatique, bientôt n’existant plus seul, et des métiers de l’édition, qui avec lui ont partie liée, aux cours des XIXe, XXe et XXIe siècles.
Jean-Yves Mollier, Hachette, le géant aux ailes brisées. Paris, L’Atelier, 2015, 198 p. 17 €
Au moment où Louis Hachette fonde sa première librairie, à la veille de la révolution de 1830, l’éditeur « moderne » commence à peine à émerger. Cette nouvelle figure entend s’autonomiser des deux autres « fonctions » traditionnelles, au moins depuis le XVIe siècle, de l’éditeur, celle d’imprimeur et celle de libraire. Dans ses tentatives de créer une nouvelle division du travail, le néo-éditeur renvoie l’imprimeur du côté du fournisseur et le libraire du côté du détaillant, lui se réservant la noble tâche d’être ce que Mallarmé, plus tard, nommera « l’opérateur » de l’œuvre. L’éditeur est l’autre de l’auteur et il apparaît conjointement au chef d’orchestre et au metteur en scène de théâtre. Il se veut artiste et créateur, construisant une œuvre à part entière : son catalogue.
Ce que nous montre, entre autres, le livre de Jean-Yves Mollier, c’est qu’Hachette ne s’inscrit absolument pas dans cette logique. Au contraire, grand bourgeois, curieux de tout ce qui bouge autour de lui, acquéreur de papèteries, actionnaire de mines de charbon, il sait, en comptant sur des appuis politiques qu’il entretient savamment pour s’octroyer des monopoles (le « monopoleur »), profiter à plein de marchés qui s’ouvrent, celui de l’éducation de masse entraîné par l’alphabétisation grandissante, celui de la mobilité avec le développement des chemins de fer et des bibliothèques de gare, pour laquelle il invente un nouveau produit éditorial, premier hybride entre journal et livre. S’il ne suit pas le néo-éditeur sur son chemin, il bouscule la filière du livre (où plus justement on devrait écrire qu’il la fait naître comme « filière » au sens économique du terme) en la faisant entrer dans l’ère industrielle. Il comprend que l’auteur, manipulable à sa guise, n’est qu’un élément dans un dispositif, que livre n’est plus « seul », il doit faire système avec la presse et que la maîtrise de la distribution est désormais essentielle. « L’usurier des lettres », comme le nomme ses ennemis s’oppose au créateur-artiste, « la pieuvre verte », sobriquet venu sans doute des camionnettes à chevaux de couleur verte, étend son règne.
La mort du fondateur en 1864 ne freine en rien l’extension de la librairie. Le livre, la messagerie de presse, et, après la première guerre, le développement de la distribution, puis la diffusion à l’étranger, Hachette (l’entreprise) ne lâche rien face à ses concurrents. En 1932, c’est plus de 70 éditeurs qui recourent aux services d’Hachette. A la veille de la Seconde Guerre mondiale son chiffre d’affaires dépasse 1 milliard 400 millions de francs. Les nouveaux maîtres de l’Allemagne s’intéressent beaucoup à cette entreprise et à ses stratégies de conquêtes de monopoles. Non seulement la « pieuvre » allait faciliter la tâche des censeurs allemands par la concentration des catalogues d’éditeurs dans ses circuits de distribution, mais Goebbels, très satisfait de la façon dont Hachette diffuse dans l’armée d’occupation les journaux allemands, tentera de s’appuyer sur l’entreprise pour construire une plateforme de messagerie européenne, celle-là manœuvrera habilement pour retourner cette volonté en faveur de ses visées d’expansion à l’étranger. À la Libération, ce n’est pas tant les relations avec l’occupant qui menaceront le plus la librairie, mais bien toujours et encore cette accusation de monopole, si bien que, naturellement la proposition de nationalisation des messageries se fait jour.
Finalement confortée dans ses positions, la société Hachette, faisant une nouvelle fois preuve de sa capacité de rebond, va se lancer dans des offensives tous azimuts en veillant à rester très proche, par ses organes de presse, des milieux du pouvoir : lancement du livre de poche, rachat d’éditeurs. On connaît la suite : le groupe devenant de plus en plus dépendant des banques se fragilise au point de passer sous le contrôle de Matra. Jean-Luc Lagardère va impulser un formidable développement international, mais le géant subit de plein fouet l’entière recomposition du système médiatique moderne en cours.
Ce ne sont pas seulement les réseaux sociaux et l’autoédition sur ces réseaux qui expliquent la situation de crise dans laquelle nous sommes. En réalité, l’édition « moderne », telle que j’en décrivais les caractéristiques en commençant n’aura été qu’un moment – encore honoré aujourd’hui par des « petites maisons » – relativement bref dans l’histoire. Des éditeurs comme Hachette auront eux-mêmes fait naître ce qui allait entraîner les transformations que nous vivons en appliquant au livre la logique industrielle, ne lui permettant de faire sens qu’articulé à tous les autres médias. L’apparition d’Internet, et des pratiques d’échanges qu’il fait naître, ne crée pas cette situation, mais il en est comme l’opérateur, l’accélérateur providentiel. Au fond Amazon n’est-il pas l’enfant d’Hachette ? « L’édition telle que nous la connaissions depuis plus de deux cents ans est-elle en train de disparaitre sous nos yeux ? », se demande Jean-Yves Mollier, mais l’on pourrait se poser la même question pour la presse, pour le cinéma (dont le numérique change tous les concepts fondamentaux), de la radio-télévision (que les jeunes n’écoutent plus et ne regardent plus) : là encore ces trois médias, tels que nous les connaissions, auront eu des durées de vie limitées (avec une longévité nettement plus grande pour la presse).
S’il faut rendre grâce au livre de Jean-Yves Mollier (et à l’ensemble de son œuvre d’ailleurs), peut-être faut-il mobiliser, au-delà des analyses historiques fines, d’autres instruments pour comprendre ce qui nous arrive.