Paris des philosophes (15)

Simone Weil, rouge ou verte

Simone Weil en 1936.

Simone Weil en 1936.

« On mettra la vierge rouge le plus loin possible de façon à ne plus entendre parler d’elle. » Célestin Bouglé, directeur adjoint de l’ENS, en 1931.

Quand l’Eurostar entre en Angleterre, il traverse au bout de quelques minutes la gare d’Ashford, dans le Kent. C’est dans cette ville, au Bybrook Cemetery, qu’est enterrée – loin de Paris … – la philosophe Simone Weil, décédée en 1943 au sanatorium voisin de Grosvenor, affaiblie par la tuberculose et la sous-alimentation volontaire. Une Simone Weil Avenue garde le souvenir de celle que Camus a appelée, en février 1951 (dans une lettre à sa mère, Mme Weil), « le seul grand esprit de notre temps ».

Simone Weil est née en 1909, boulevard de Strasbourg, au n°19 (aujourd’hui rue de Metz), entre la gare de l’Est et le boulevard Saint-Denis, dans le 10e arr. Son père est médecin, d’origine juive alsacienne ; sa mère, Selma Reinherz – « Cœur pur », en allemand –, est née en 1879 à Rostov-sur-le-Don. C’est une femme elle-même remarquable, décédée en 1965. Le poète polonais Czeslaw Milosz, dans une conférence1, rapporte qu’en 1957 c’est chez Mme Weil, la mère de Simone, qu’Albert Camus se réfugie quand il apprend qu’il vient de recevoir le prix Nobel.

En 1913, le couple Weil s’installe au cœur du Quartier Latin, boulevard Saint-Michel (n° 37) avec ses deux enfants – le frère, André, deviendra un mathématicien de haut vol. La santé fragile de la jeune fille l’oblige à ne fréquenter les lycées que par intermittences : Fénelon, Victor Duruy, plus mondain, où la psychologie de Le Senne, le « prof de philo », la laisse indifférente. Elle passe son bac en 1925 et entre en octobre en « khâgne » au lycée Henri IV, à l’ombre du Panthéon. Une révélation. Dans la vieille salle en gradins du rez-de-chaussée, elle suit pendant trois ans les cours d’Alain. Mal vue de l’administration pour ses « excentricités » et ses « façons garçonnières », elle absorbe la « doctrine » du maître, notamment sa méfiance envers tous les pouvoirs et son éloge de la volonté.

Admirablement préparée par Alain, « la Martienne », sa disciple favorite, « intègre » donc l’École de la rue d’Ulm en 1928, seule fille de sa promotion. On la voit par la suite un peu à la Sorbonne (le temps d’un échange glacial avec Simone de Beauvoir…), où elle passe ses certificats de licence. Son succès à l’agrégation de philosophie en 1931 aurait dû lui ouvrir banalement une belle carrière mais son exigence de vérité et de justice, si inactuelle, la conduit ailleurs, au gré des postes lointains que l’administration de l’Instruction publique lui réserve : Le Puy, Auxerre, Roanne, Bourges, etc. : elle mène la vie paradoxale d’une militante solitaire.

Elle demeure parisienne cependant, car ses parents ont emménagé en 1929 aux 6e et 7e étages d’un bel immeuble récent, éminemment bourgeois (3, rue Auguste-Comte), face aux serres du Sénat, avec une vue sur Paris qui éblouit son amie et biographe, Simone Pétrement : «  Du balcon l’on peut voir à gauche la tour Eiffel, le palais de Chaillot, le dôme des Invalides (…), les tours de Saint-Sulpice, le toit de l’Opéra, (…) à droite, la flèche de la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Panthéon2 » et, bien sûr, la Sorbonne. Le jugement de Simone sur le quartier est plus réservé : « Les Grecs regardaient leurs temples. Nous supportons les statues du Luxembourg parce que nous ne les regardons pas ».

Devant la plaque de la rue Auguste-Comte, on se rappellera qu’en décembre 1933 les parents de Simone ont, à la demande de leur fille, hébergé pour un soir Trotsky et ses gardes du corps dans la chambre du 7e, où elle a eu de féroces discussions avec le révolutionnaire russe qui fonde à cette période la IVe Internationale. L’élève d’Alain se défiait des partis républicains, ce n’était pas pour admettre les vertus de la « dictature du prolétariat » et du régime bolchévique. Simone Pétrement rapporte la teneur de cette discussion, les réponses et les éclats de voix de Trotsky (« Êtes-vous de l’Armée du Salut ? ») et l’étonnement de la fille de ce dernier, Nathalie : « Cette enfant qui tient tête à Trotsky ! »

Quand elle se trouve à Paris, dans les années trente, Simone fréquente le petit cercle autour de La Critique sociale de Boris Souvarine, de Colette Peignot (« Laure »), et de Georges Bataille, qui donne d’elle un portrait sulfureux (et assez malveillant) sous le nom significatif de Lazare dans Le Bleu du ciel : « Elle mettait mal à l’aise : elle parlait lentement avec la sérénité d’un esprit étranger à tout ; la maladie, la fatigue, le dénuement ou la mort ne comptaient pour rien à ses yeux. »

Ce « cadavre » revient à Paris pour mener la vie d’une ouvrière : de décembre 34 à avril 35 elle travaille à l’usine Alsthom de la rue Lecourbe ; elle habite alors une chambre au n° 228 de cette rue. Puis, en avril, elle trouve un travail en banlieue, à Boulogne-Billancourt, aux Forges de Basse-Indre, rue du Vieux Pont de Sèvres, puis chez Renault, jusqu’en août. Une expérience qui laisse une marque qu’elle juge indélébile, celle de l’esclavage et de l’humiliation. Mais si elle a écrit sur la « condition ouvrière », elle s’attache aussi, dans son texte programmatique de 1940 sur L’Enracinement, au sort du monde rural ; elle-même a aimé travailler « dans les champs », avec les paysans, dès son adolescence, et elle oppose volontiers les deux types d’activité, le travail mécanique des ateliers et le travail pénible mais gratifiant de la paysannerie, qu’elle veut même envelopper d’un nimbe religieux.

Simone Weil, la « cathare », a la nostalgie de l’Occitanie, de la beauté grecque de ses paysages austères, de sa paysannerie en harmonie avec le monde, et, comme Camus, elle se méfie de la ville, qu’elle soit quartier intellectuel ou banlieue industrielle, lieux d’une pesanteur sans grâce. À l’inverse – écrit-elle dans « Condition première d’un travail non servile » – « le soleil et la sève végétale parlent continuellement, dans les champs, de ce qu’il y a de plus grand au monde. Nous ne vivons pas d’autre chose que d’énergie solaire. (…) Tout le travail du paysan consiste à soigner et servir cette vertu végétale qui est une parfaite image du Christ. » Écologiste, à sa manière.


  1. Czeslaw Milosz, « L’importance de Simone Weil », dans Empereur de la terre, Fayard, 1987.
  2. Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, Fayard, 1973, t. I (1909-1934), p. 139 et suiv.

À la Une du n° 7