Peut-on vraiment apporter encore quelque chose de neuf concernant la trajectoire de Proust dans l’espace matériel, celui des autres, et quelque chose qui éclaire son œuvre ? La réponse est positive pour les deux pans de la question. D’abord la biographie elle-même, malgré la minutie des deux tomes canoniques de George D. Painter (Mercure de France, 1966), que plus personne n’ose citer, et le volume de Jean-Yves Tadié (Gallimard, 1996) qui fait aujourd’hui référence, présentait de très nombreuses zones d’ombre. Rien que de très normal, puisque la rédaction de l’œuvre monumentale n’a commencé qu’en 1909. L’écrivain a alors trente-huit ans, il lui reste seulement treize années à vivre, années de fièvre occupées essentiellement par la tâche d’écrire, puis de colmater les trous de la Recherche. À quoi a-t-il employé les trois quarts de sa vie ? Dans Marcel Proust : Une vie à s’écrire, Jérôme Picon s’emploie à répondre à cette question.
Jérôme Picon, Marcel Proust : Une vie à s’écrire. Flammarion, 620 p., 26 €
Pour débroussailler cette savane – d’autant plus inextricable que, tout de même, à l’époque, une part notable de l’énergie de l’adolescent puis de l’adulte passe à déguiser une homosexualité probablement exclusive d’abord aux yeux des parents puis, après la mort du père (1903), et celle de la mère (1905), à l’attention hypocrite d’un faubourg Saint-Germain soucieux des apparences –, les nombreux textes journalistiques publiés et les ratages magnifiques constitués par Jean Santeuil, abandonné dès la fin de 1899, et par le Contre Sainte-Beuve essayé en 1908 et dont les décombres seront intégrés à la Recherche, toutes ces tentatives abouties ou inabouties sont d’un secours assez mince, du fait notamment de leur dispersion dans le temps.
Le parti pris critique de Jérôme Picon consiste à s’appuyer en revanche sur ce qui accompagne toute l’existence de Proust d’une trame quasi continue, la correspondance de ce furieux épistolier. Voilà une ressource qui manquera totalement aux biographes futurs, car le mail, lui, se fait la malle, c’est sa fonction, et d’ailleurs n’abrite en général que des broutilles tapées sur le pouce. Il en va tout autrement des écrivains graphomanes du temps jadis et, s’agissant de Proust, l’exégète peut se fonder sur les vingt et un tomes compilés et annotés par Philip Kolb chez Plon, entre 1970 et 1993.
Qu’en tire-t-il ? Une méthode, celle du « corps neutre », exposée dans l’introduction de son livre. Dire qu’elle m’est apparue limpide serait excessif. Mais, enfin, je crois comprendre ceci : le corps neutre (l’adjectif pose problème, ne vaudrait-il pas mieux dire « composé », pour l’opposer à « pur », ou « mondain », pour l’opposer à « écrit » ?), c’est « la vie de Proust avec ses mots », « la vie que Proust s’est créée avec les mots qu’il a tracés jour après jour, et d’abord dans ses lettres ».
Autrement dit, me semble-t-il, il s’agit de proposer une biographie qui ne soit pas celle du Marcel réel (elle est d’ailleurs impossible, comme celle de tout homme, le réalisme est ici aussi un leurre, toute vie, même la plus simple, et celle-là ne le fut nullement, reste secrète), ni celle du Marcel du livre, qui longtemps s’est couché de bonne heure, mais l’a dit mieux que personne : une biographie hybride, ni factuelle, ni littéraire, dans la mesure où la correspondance volumineuse du sujet se situe entre compte rendu au fil de la plume de la banalité quotidienne et élaboration artistique, tant il est vrai que le génie proustien est bien incapable de s’exprimer au ras du réel, en quelque temps ou quelque lieu que ce soit.
En tout cas, la méthode a beau être un peu obscure, elle est efficace. Sur le Proust essentiellement composite, ondoyant et divers, impossible à cerner, voire à fixer un instant, y compris pour lui-même, mettant en échec à son propre usage la formidable puissance analytique qui est la sienne en tout point de l’œuvre, nous en apprenons énormément, et parce que c’est lui, parce que c’est nous, cela nous passionne toujours.
La meilleure preuve en est notre frustration – via celle du biographe – quand la documentation épistolaire fait défaut. Il reste de grosses lacunes, assumées, dans ce travail pénétrant, et sur des points capitaux. Par exemple, l’aventure amoureuse, brève mais violente, de Proust et du bel Agostinelli, jusqu’à la mort accidentelle du jeune homme lors de la chute de son avion en mer d’Antibes, le 30 mai 1914 : on ne saura jamais si cette liaison qui devait néanmoins enrichir, sinon créer, le personnage d’Albertine, a été ou non une féerie des sens, ou si le volage marié et fuyant son maître est resté plus ou moins une « apparition », comme la figure de la femme désirée dans L’Éducation sentimentale de Flaubert.
Plus profondément, les dernières années de Proust demeurent enveloppées de mystère, car, s’il travaille comme un forcené pour ajouter – jamais retrancher – à la Recherche, il écrit alors moins de lettres. J’ai envie de dire : tant mieux ! On peut se reporter en leur absence aux confidences de Céleste Albaret qui, en son grand âge, les avait confiées à Georges Belmont (Monsieur Proust, Robert Laffont, 2014). Bien entendu, la vieille dame amoureuse de son dieu ne brille pas par l’objectivité, refusant de voir que les disparitions nocturnes de l’homme qui, le plus souvent, écrit jusqu’à l’aube dans ses cahiers recouverts de moleskine noire correspondent à des frasques sexuelles dans le bordel d’Albert de Cuziat (celui de Jupien où le baron de Charlus se fait fouetter durant les années de la guerre). Mais elle relate avec une inoubliable gentillesse, et qui sonne vrai, les heures où, de retour de ses escapades, il lui racontait certains épisodes drolatiques de ses soirées mondaines et l’associait (elle avait alors moins de trente ans) à de longues séances de fou rire.
Pourtant, le second aspect de l’étude de Jérôme Picon est le plus important. Il porte sur l’utilisation par l’artiste des mille et un matériaux que lui fournissait une vie de privilégié, exceptionnellement riche et complexe malgré ou à cause de son confinement dans l’univers étroit de la bonne société, des bains de mer et des villégiatures à la mode (la côte normande, Venise, les châteaux d’amis, les palaces), des réunions d’esthètes et d’oisifs.
Et là, une découverte écrasante : cet homme a versé à l’œuvre toute sa vie, en ses plus microscopiques anecdotes et déplacements. De tout ce qui lui est arrivé depuis la petite enfance, rien n’a été perdu. On trouve rassemblé dans ses lettres, au fil de la chronologie, l’immense magasin de matériaux, bruts mais souvent aussi semi-ouvrés, qui, une fois que ceux-ci ont été autrement disposés, déplacés, transmutés, réécrits, a servi de resserre où l’ensemblier prodigieux de la Recherche a puisé. En somme, Proust n’a rien inventé. Pas le moindre détail des lettres qui ne soit l’amorce d’un passage du texte, pas un du moins dont on ne trouve le souvenir réverbéré, l’écho amorti ou amplifié en telle page inspirée.
Alors, Proust adepte du récit de vie ? Point du tout. Comme Balzac, à qui il ressemble intensément, Balzac qui, dans César Birotteau, roman apparemment réaliste, fait d’une des symphonies de Beethoven la métaphore de la grandeur et de la décadence de son héros, et par là celle de son propre travail de créateur, Proust est par excellence l’arrangeur, l’orchestrateur, c’est-à-dire l’inventeur dépourvu d’attache terre à terre de sa neuve comédie humaine.
Des morceaux sans pertinence d’une vie, la sienne, il a construit une vie fantasmée et qui, peu à peu, prend toute la place occupée, dans l’espace trivial, par son être même. Cette digestion, trituration, métamorphose de soi est si absolue qu’elle le dispense enfin tout de bon d’exister autrement que comme livre, aux ailes déployées dans un temps éternel étranger à celui des horloges. « Temps retrouvé » ? Temps créé de toutes pièces plutôt, nulle part ailleurs que dans le texte.