« Aimez l’enfance, favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct » : c’est de cette aimable recommandation de Rousseau que semble s’être inspiré tout au long de sa vie Édouard Claparède (1873-1940), le fondateur de l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève et un des promoteurs d’une psychologie indépendante des spéculations de la philosophie.
Martine Ruchat, Édouard Claparède. À quoi sert l’éducation ? Lausanne, Éditions Antipodes, « Histoire », 2015, 392 p., 29 €
Dans cette biographie – la première consacrée à Claparède – Martine Ruchat reconstitue avec une grande (et même excessive) richesse de détails, et une vraie empathie, le parcours exceptionnel de cette personnalité charismatique, qui accueillait avec son épouse Hélène Spir, dans la grande demeure familiale du Vieux Champel, près de Genève tous ceux qui rêvaient au début du siècle dernier de fonder l’éducation sur des principes à la fois scientifiques et humanistes.
Médecin de formation – il passe sa thèse le jour de son mariage, en 1897 – il s’intéresse à la neurologie et aux pathologies du système nerveux, aux dysfonctionnements de la mémoire et aux troubles de l’évolution des enfants. Claparède ne se satisfait pas des jugements hâtifs sur les enfants « attardés », pas plus qu’il ne se reconnaît dans les pratiques mécaniques et disciplinaires de la « pédagogie » de l’époque. Aussi est-ce d’abord dans les laboratoires, avec des tests et des instruments de mesure, que cet ami de Théodore Flournoy et d’Alfred Binet – plus tard de Piaget, qui lui succèdera à la tête de l’Institut – cherche à comprendre expérimentalement la psychologie et les aptitudes de l’enfance.
Son influence va être confortée par la création en 1912 de cet Institut Jean-Jacques Rousseau, qui deviendra une École des sciences de l’éducation, – initialement« libre », c’est-à-dire sans lien avec l’université – avant d’être intégrée à l’université de Genève. Très rapidement il y attire les meilleurs esprits, comme le pacifiste Charles Baudouin, élève du professeur Coué à Nancy, et intéressé par les techniques de suggestion.
Mais s’il défend le principe d’une psychologie expérimentale, indépendante des théories philosophiques, Claparède est lié à André Lalande, au Vocabulaire duquel il collabore, et à Xavier Léon de la Revue de métaphysique et de morale. En fait, rien n’est plus philosophique que l’engagement de Claparède. Sa conception « fonctionnelle » de l’intelligence, considérée comme la capacité à s’adapter à un problème pour le résoudre, se rattache à une provocante question : à quoi sert l’éducation ? À quoi sert l’enfance ? Pour Claparède l’enfance est irremplaçable, biologiquement parlant, car elle sert au développement progressif, par stades objectifs, par étapes obligées, des facultés et des compétences qui seront celles de l’adulte. « L’école sur mesure » qu’il préconise n’est donc pas l’expression d’une moindre exigence, d’un renoncement, d’un relâchement, mais, au contraire, « une école qui tient compte des besoins et des rythmes de chaque enfant et surtout de son plaisir d’apprendre, notamment par le jeu ». Sa réhabilitation du jeu est un de ses apports les plus précieux.
Si la démarche de Claparède s’accomplit dans le laboratoire et l’expérimental, elle est tout imprégnée des idées de L’Émile, de Tolstoï , qu’il a rencontré (« Une journée avec Tolstoï ») et de John Dewey. Utopiste, à force de rigueur scientifique, Claparède souligne la nécessité d’« apprendre à apprendre », afin d’exercer, par une « gymnastique intellectuelle et physique », « les facultés (…) dont il n’est pas inutile de connaître les moyens, les conditions, les âges et les ordres pour les développer ». « Il faut – écrit-il par exemple – meubler la mémoire, mais pour cela il faut connaître à quel âge la mémoire est la plus plastique pour une catégorie donnée de connaissances et par quelle mémoire (visuelle, auditive, verbale ou motrice) les souvenirs sont les mieux retenus. »
La nature humaine étant ce qu’elle est, et peut-être plus sombre que ne le pensait Claparède, l’histoire de l’Institut n’a pas été sans crises, et, dans les années trente, la fin de la vie du savant, assombrie par la décès de son fils et par sa mise à l’écart, a des couleurs bien mélancoliques.
Mais ce que montrent les anecdotes et l’iconographie présentées par cette biographie, qui aurait sans doute gagné à être élaguée, mais qui s’appuie sur l’exploitation de vastes archives, c’est que Claparède était, au plus profond de son âme de protestant genevois, un original : alpiniste confirmé, dessinateur ironique, animateur de soirées déguisées, organisateur de pique-niques dans les alpages, intéressé par Freud et la « psychologie animale », capable d’hypnotiser un mouton lors d’une promenande et de défendre la pédagogie moderne au Caire. Un non-conformiste, en tout.
Sa curiosité est sans cesse en alerte. Il donne ainsi, en mars 1913, une conférence à la Société française de philosophie sur les « chevaux d’Elberfeld », ces chevaux supposés capables d’effectuer des opérations simples d’arithmétique. Mieux encore, dans un chapitre savoureux, on le voit en 1910 et 1911 assister en observateur à des séances de spiritisme par le médium Francesco Carancini et son impresario, le baron allemand von Erhardt, dans la grande salle du laboratoire de psychologie. Une vraie scène de comédie au cours de laquelle sont révélés les trucs de prestidigitation et les « ficelles », au sens exact du terme, du médium : « fraude pure et simple » dit Claparède. Mais si le psychologue peut se contenter de ce sec diagnostic, un esprit plus philosophique s’étonnera surtout de la dénégation opiniâtre du baron allemand, qui, contre l’évidence, défend « l’honnêteté et la vérité du spiritisme ». Résistance significative : on est, peut-être, en droit de se demander si Mario et le magicien, la nouvelle de Thomas Mann avec sa description de l’emprise hypnotique d’un « magicien » sur les esprits, n’est finalement pas en mesure de nous éclairer davantage sur les mécanismes dangereux de l’illusion collective.