Roman est le vingt-quatrième livre de la Franco-Vietnamienne Linda Lê. Une femme. Deux hommes. Un accident vasculaire cérébral. Un frère perdu. La quête de son double sublimé.
Linda Lê, Roman. Christian Bourgois, 176 p., 20 €
L’amour, cette « part obscure de la terre », ou son versant magnifié, noir selon Ingeborg Bachmann, ce lieu de tumultes, de déraisons, de résurrection également, parfois propice à l’emprise consentie ou non, est dans Roman l’un des vecteurs essentiels de la narration, comme de sa possibilité première. Comme si telle faculté de s’éprendre, de s’illusionner, d’imaginer sans limites, d’accueillir l’autre quel qu’il soit, dans sa diversité inattendue, même folle, « inouïe », irriguait patiemment le cœur du roman.
À l’image d’une sorte de viatique imaginaire, un sortilège magique, mais talisman provisoire qui concentre, structure, la relation rêvée, et que révèlent les mondes littéraires insolites ; magnifiant la mise en abyme d’un essai que la romancière et essayiste L. aurait consacré à trois femmes passionnées, voracement amoureuses, exilées d’elles-mêmes : Camille Claudel, Catherine Pozzi et Taos Amrouche, trois figurantes exemplaires d’une dramaturgie théâtralisée dans laquelle elles apparaissent comme de parfaits intercesseurs entre le lecteur et les personnages dits romanesques.
Ainsi, du réel à la fiction, au-delà d’elle, il n’est qu’un pas à franchir.
S’éveille-t-on à la vie, après une rupture d’anévrisme, identique à soi, partant aux autres, soumis aux mêmes ukases intérieurs, extérieurs ? Qu’advient-il de l’événement, de sa trace, une fois le choc passé, alors qu’évadée du monde réel dévasté de ses rêves demeurés intacts on se retrouve – revenue d’entre les morts – sauvée, assaillie d’angoisses certes, sourde à tout appel, sauf à celui, lancinant, d’un frère « sans nom », cet Autre qui vous a toujours manqué ?
Le chagrin a ce pouvoir brusque et vivifiant, à travers le fourmillement, la vibration des habitudes quotidiennes, de fourbir ses armes une à une, de manière imperceptible, diffusant l’ombre lumineuse d’un flux interrompu, suspendu à l’existence en sursis.
« La littérature n’est pas faite pour les acquittés, elle n’est pas faite pour les élus. Elle est dans le camp des victimes et des sacrifiés, dans le camp des condamnés qui essayent, comme moi, de trouver leur salut et qui se cassent les dents. »
Acte de sécession s’il en est, l’accident cérébral fonctionne comme un aimant, un catalyseur de confusions multiples, de réflexions oscillantes, hallucinées, toutefois salvatrices. L. la narratrice se crée « un double sublimé en qui s’exiler, […] avec lequel elle aurait scellé un pacte à la vie à la mort ».
Les mouvements de l’âme, ses aléas obligés, ses subterfuges, la puissance d’un cœur nous sont inconnus. L’horizon qu’ils dessinent, la profondeur consolatrice qui semble la leur, nous immuniseraient-ils potentiellement contre l’avanie, la souffrance ou la déréliction ? Linda Lê fait dans Roman ce pari périlleux, dédiant son livre « aux déjantés qui n’en mènent pas large », « à ceux capables comme elle de déceler ce qui était caché, lisant dans les pensées d’autrui ».