Un sinologue élégant

L’histoire de Simon Leys, telle que la raconte avec précision et références à l’appui Philippe Paquet, qui connaît bien le sujet (la Chine classique et contemporaine) et a bien connu l’homme, est celle de deux métamorphoses dues aux circonstances. En 1955, Pierre Ryckmans, futur Simon Leys, jeune étudiant catholique belge en lettres et histoire de l’art, participe à une délégation, pour un voyage d’un mois en Chine à l’invitation du gouvernement chinois, avec en prime une rencontre avec Zhou Enlai, alors chef du gouvernement et Ministre des Affaires Étrangères ( qui, nous dit le livre, « avec son élégance d’Ancien Régime… fut certainement l’un des plus brillants comédiens de notre siècle »).


Philippe Paquet, Simon Leys: navigateur entre les mondes. Gallimard, 672 p., 25 €


Émerveillé par le pays, Pierre Ryckmans décide d’en apprendre la langue et l’écriture, et complète son apprentissage par une immersion à Taïwan (où il rencontre sa future épouse). Ainsi naît le sinologue respecté, connu du public par son étude et sa traduction des Entretiens de Confucius, de Lu Xun (La Mauvaise Herbe), du traité de peinture de Shi Tao (Les Propos sur la peinture du moine Citrouille Amère), et des Six Récits au fil inconstant des jours de Shen Fu, autobiographie délicate d’un homme modeste du XVIIIe siècle, qui servit plus tard de modèle aux récits de la déportation des intellectuels à la campagne de Yang Jiang, Six récits de l’École des cadres : textes admirables et admirablement choisis. On ne mentionnera pas ici ses nombreux autres travaux sur la peinture et la pensée chinoises, en particulier ses articles de l’Encyclopædia Universalis.

La seconde circonstance tient au séjour de plusieurs années de Ryckmans à Hong Kong, au moment où se déroulait en Chine la chaotique et peu déchiffrable « Révolution culturelle » lancée par Mao en 1966, qui suscita l’enthousiasme de maints naïfs en Occident. « Hong Kong était un poste d’observation idéal », et grâce à la presse locale, aux publications de Taïwan, et aux contacts avec les réfugiés du Continent, Ryckmans accumula nombre d’informations, et en conçut une lecture hardie qui décelait une lutte pour le pouvoir ; Mao en passe d’être écarté par ses camarades lançait la jeunesse « à l’assaut du Quartier Général », quitte à la faire réprimer par l’armée une fois son but atteint.

Cette interprétation aujourd’hui largement acceptée était alors nouvelle et même scandaleuse. Elle fut publiée en français en 1971 sous le titre malicieux Les Habits neufs du président Mao (Champ libre, préface de René Viénet dont l’auteur dira : « c’est Viénet qui m’a inventé »). Comme à ce moment-là la Belgique avait besoin d’un sinologue pour son ambassade à Pékin (Ryckmans vivait déjà depuis un an en Australie), le ministère belge le pria de signer son pamphlet d’un autre nom. D’où Simon Leys (issu du René Leys de Victor Segalen), qui signa les écrits sur la Chine contemporaine, avant que les deux écrivains ne fusionnent.

Simon Leys, tel que le présente son biographe, fut amoureux de la Chine, de sa peinture en particulier, de la mer (il navigua dès sa jeunesse, sur des chalutiers jusqu’en Islande, puis aux Glénans, puis sur un thonier, et plus tard en Australie), et des livres. Outre le mérite rare d’avoir compris que dans le système communiste, derrière le brouillard de l’idéologie et des slogans, il s’agissait de conquérir le pouvoir et de le garder, il fut un écrivain sobre et élégant, cependant éloquent, quelquefois mordant voire blessant dans la polémique (y compris contre les sinologues ennemis François Jullien et J.-F. Billeter).

Suivre cette vie si soigneusement racontée, c’est d’abord voir comment l’amour de la Chine ancienne s’y marie à l’attention aux luttes du présent, en particulier aux défenseurs des droits de l’homme : Wei Jinsheng, Liu Xiaobo, Chen Guangcheng. C’est aussi jouir d’un florilège de phrases et de pensées, qu’elles soient de Leys ou des auteurs qu’aima ce grand lecteur, qui fut aussi un grand traducteur (y compris d’un texte de Simone Weil, du français vers l’anglais), car la traduction est selon lui « la forme suprême de la lecture ».

On ne peut toujours approuver ou suivre ces phrases et pensées ; on apprécie leur belle écriture et leur indépendance. Voir son livre de 2005, Les Idées des autres. Shen Fu : « le don de la poésie… n’est pas le privilège de quelques prophètes élus, mais l’humble apanage de tous ceux qui savent découvrir, au fil inconstant des jours, le long courage de vivre et la saveur fugitive de l’instant. » Flaubert : « J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire. Mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler. » Simon Leys : « Le sens d’un essai est décidé par son auteur. Le sens d’un roman est décidé par ses lecteurs. » Et cet avertissement de Czeslaw Milosz : « Toutes les biographies sont évidemment fausses… les biographies sont comme les coquillages : on n’en apprend pas beaucoup du mollusque qui y a vécu. »

Quelques titres pour finir, parmi les moins connus : Ombres chinoises, Images brisées, La Forêt en feu (rassemblés en « Bouquins »), Orwell ou L’horreur de la politique, le roman La Mort de Napoléon, l’enquête sur Les Naufragés du Batavia. Anatomie d’un massacre et Le Studio de l’inutilité (2012). Simon Leys est mort en 2014, à Sydney.

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