On ne s’était jamais vraiment posé la question, tant on était persuadé que Staline avait régné en maître absolu, inspirant la terreur à son entourage. Ce n’était pas entièrement faux, mais pas totalement vrai non plus. Dans On Stalin’s Team, la soviétologue australienne Sheila Fitzpatrick, chef de file de l’école « révisionniste » américaine qui combattit l’école conservatrice « totalitaire », nous livre une analyse subtile et abondamment documentée du mode de domination exercé par Staline avec – ou malgré – son entourage immédiat.
Sheila Fitzpatrick, On Stalin’s Team : The Years of Living Dangerously in Soviet Politics. Princeton University Press, 384 p., $35
Si le livre ne comprend aucune révélation à proprement parler, il est si riche en détails et en anecdotes qu’il ne perd jamais de son intérêt et qu’on le lit comme un (volumineux) « page-turner book ». Sheila Fitzpatrick, qui n’a eu de cesse de critiquer ses confrères, plus kremlinologues que soviétologues, obsédés par la personnalisation du pouvoir qui rend aveugle aux mutations de la société, s’autorise une biographie collective et y prend un plaisir visible1. Pour écrire cette saga, dont les noms des protagonistes sont, comme dans tout roman russe, difficiles à retenir pour les profanes, Fitzpatrick a picoré partout : dans les mémoires des proches de Staline que le hasard ou le guide lui-même avait épargnés (Kaganovitch, par exemple), ou pas eu le temps de faire disparaître (Malenkov), dans les récits des veuves (celle de Boukharine) ou encore dans les souvenirs pieux de leurs fils (ceux de Beria, Mikoyan, Jdanov) publiés dès que la perestroïka le permit ; dans les « ego-documents » qu’elle croise avec les archives du régime assez largement ouvertes désormais et les dernières recherches des historiens russes et, pour la plupart, américains (sont totalement ignorés les travaux des historiens français, fort peu traduits en anglais). Il lui arrive aussi çà et là de ne pas mentionner ses sources afin, sans doute, de ne pas alourdir un appareil de notes déjà fourni, agrémenté d’un index des noms et de présentations biographiques dont le lecteur, même averti, lui est reconnaissant.
La thèse qui se dégage est, en gros, la suivante : contrairement à l’idée dominante en Occident et à Staline qui aimait prétendre que sans lui ses collaborateurs auraient été perdus, il s’avère que sans eux il n’aurait pu exercer un tel pouvoir. Victimes potentielles constamment sur la brèche, ils n’en furent pas moins également les initiateurs, auteurs et complices des crimes de son long règne. Staline travailla avec eux, écoutant toujours leur avis avant de prendre, seul, la décision finale : travailler en équipe ne signifie pas la démocratie ni n’empêche la dictature.
Remontons le fil du temps, ces trois décennies (1923-1953) au cours desquelles des membres du cercle de la première heure comme Molotov, Mikoyan ou encore Kaganovitch sont parvenus à sauver peu ou prou leur place (et leur tête) jusqu’à la mort du dictateur en mars 1953, tandis que d’autres, comme Ordjonikidze, se suicidèrent, ou, comme Yagoda, disparurent dans les purges, et qu’un Khrouchtchev, venu plus tardivement, sut habilement se positionner.
Sheila Fitzpatrick distingue trois périodes correspondant à trois modalités de gouvernance : pendant la première, Staline gagne la grande bataille des factions consécutive à la mort de Lénine (même si elle a commencé avant). Staline n’est pas, selon elle, le médiocre qu’a décrit plus tard Trotsky. S’inspirant de Lénine, il sait former des groupes autour de lui, utilisant la méthode du mobbying qui consiste à souder un groupe en le fédérant contre une seule personne. La première victime en fut bien sûr Trotsky qui, souverain, ne cherchait pas à plaire, ni même à devenir le chef du Parti. Selon Fitzpatrick, à l’inverse de Staline, Trotsky « ne savait pas organiser de factions, il était impatient, décidé, sarcastique et méprisant à l’égard des gens de moindre intelligence ». Staline, quant à lui, suscitait l’admiration car il savait rester calme, se maîtrisait tout au long des houleux débats de l’après-Lénine, le seul cependant qui pouvait le faire sortir de ses gonds étant précisément Trotsky. Souvent humiliés par ce dernier qui les tenait en piètre estime et ne le cachait pas, les membres du premier cercle rallièrent Staline, lequel avait l’habileté de toujours donner l’impression que les opposants étaient les agresseurs.
Son premier cercle consolidé, Staline put se lancer dans une guerre impitoyable contre la paysannerie en Ukraine en provoquant la famine, puis dans les purges des années trente. Sa méfiance, un trait dominant de son caractère, allait croissant. Après le suicide de sa femme en 1932, puis l’assassinat de son ami Kirov, chef du Parti à Leningrad, en 1934, l’isolement dans lequel il sombra ne fit qu’aggraver ce trait de caractère qui atteint son apogée durant les dernières années de sa vie. Fitzpatrick cite des documents montrant Staline lui-même dépassé par la dynamique de suspicion qu’il avait engendrée ; une feinte sans doute pour ne pas avoir à intervenir, comme le lui demandèrent à plusieurs reprises des membres de son équipe, en faveur de leurs proches tombés dans le fameux maelström de la terreur.
On reste quelque peu sceptique devant un Staline se plaignant que le NKVD (sa police politique, ancêtre du KGB) montât même un dossier contre lui ou encore, pour attester de sa propre impuissance, énumérant tous les membres de sa famille élargie frappés par les purges, ces purges dont, selon l’historienne, on ne saura jamais exactement le but. En dehors de Mikoyan, qui aurait été, selon Fitzpatrick, le moins sanguinaire, l’entourage de Staline répandit la terreur avec zèle parmi les responsables locaux du Parti jusqu’à ce qu’elle prenne fin avec l’arrestation et plus tard l’exécution d’Ejov, son artisan de 1936 à 1938, à la tête du NKVD. (On notera au passage que les « purges » ne prirent ce nom que par importation du vocabulaire occidental. En URSS, on disait sobrement « 1937 », en référence à l’année la plus meurtrière.)
La deuxième période, qui fut la plus brève, correspond à celle de la guerre. Si le pacte avec Hitler, en août 1939, surprit l’entourage de Staline, on ne trouve dans les archives aucune trace d’une quelconque contestation au sein du cercle. Staline avait d’ailleurs pris la peine d’en expliquer les raisons à chacun individuellement, et tous finirent (ce que conteste pour son père le fils de Beria, successeur d’Ejov) par se rallier à son argument : gagner du temps. Entre-temps, on découvre un Staline facétieux, offrant à Ribbentrop, émissaire de Hitler et signataire du pacte, de porter un toast au seul juif présent, Lazare Kaganovitch.
L’histoire est connue d’un Staline, frappé de peur et de stupeur le 22 juin 1941, qui fuit dans sa datcha pour n’en ressortir que lorsque ses très proches viennent le supplier de reprendre les rênes (il croyait, aurait-il dit, qu’ils venaient l’arrêter…) La guerre, jusqu’au tournant de Stalingrad (hiver 1942-1943), sera la période de la plus grande entente au sein du cercle dirigeant. Ce n’est que vers la fin du conflit que Staline, galvanisé par les succès militaires, change d’humeur. Commence alors la déportation des peuples (Tchétchènes, Tatars). Intraitable aussi sur la question des prisonniers soviétiques qu’il estime coupables de s’être laissé prendre, il refuse même de négocier la libération de son fils aîné au motif que toutes les familles passent par des épreuves semblables.
La deuxième vague de terreur (1947-1953) correspond à la troisième période. Ressaisi par ses démons, Staline sera toujours plus méfiant. Il se plaint de son âge et de son état de santé, de sa solitude aussi, épuisant ses proches qui doivent passer leurs nuits avec lui dans sa datcha près de Moscou lorsqu’il quitte le sud où il passe de plus en plus de temps. Il ne préside plus le conseil des ministres. Ce sont Beria, Khrouchtchev, Malenkov et Boulganine qui dirigent le pays, avec ceux qui ont été rétrogradés au second cercle : Kaganovitch, Mikoyan et Molotov. Ce dernier, dont la femme a été expédiée au goulag sans qu’il ait pu s’y opposer (il a même voté sa déportation), a d’ailleurs été remplacé aux Affaires étrangères par le sinistre Vychinski, le chef d’orchestre des procès des années trente.
La paranoïa de Staline est de plus en plus avérée. Chassez le naturel, il revient au galop ; les juifs deviennent sa cible. Non seulement il dissout le comité antifasciste juif qu’il avait mis sur pied en 1942 pour documenter ce qu’on appelle désormais la « Shoah par balles » sur le territoire soviétique et se gagner l’opinion publique occidentale et américaine, mais il fait aussi assassiner (accident déguisé) son président, l’acteur Solomon Mikhoels. Enfin, il imagine l’existence d’un complot de médecins, juifs pour la plupart, décidés à l’assassiner. La disgrâce de Molotov serait à relier à l’attitude de sa femme, Polina, accueillant chaleureusement Golda Meir à Moscou, qui plus est en yiddish, lors de la visite de la future Premier ministre d’Israël après que l’URSS eut reconnu l’État hébreu, un faux pas qui lui vaudra la déportation. En public, Staline ne se permettra pourtant aucune remarque antisémite et, si son cercle ne parvient pas à empêcher ces actes manifestement hostiles aux juifs, les uns et les autres en auraient été gênés et auraient réprouvé l’antisémitisme condamné par l’idéologie. (Fitzpatrick rappelle également qu’ils restèrent attachés pour la plupart à la règle du non-mariage, pratiquant amour libre et « open marriage », prônés au lendemain de la Révolution, et adoptant les enfants des camarades décédés.)
Jusqu’à sa mort, Staline aura joué au chat et à la souris avec ses collaborateurs, alternant bonnes grâces et disgrâce. Ils étaient pourtant tous là, en mars 1953, autour de lui, attendant sa mort dans la peur de l’avenir davantage que dans l’espoir. Une fois éliminé Beria, commode bouc émissaire puisque responsable de la police politique, Khrouchtchev prit les devants pour dénoncer les crimes de Staline afin de ne pas y être impliqué. Or, impliqués, tous l’avaient été. Ils ne lui avaient jamais contesté le leadership, mais ils ne pouvaient être considérés comme des dominés. Notre perception de ces hommes comme des êtres médiocres et serviles viendrait, encore une fois, du portrait que Trotsky a fait d’eux. Force est de rappeler que ce dernier avait l’avantage de les avoir connus personnellement. En revanche, il est indiscutable que l’auteur de La Révolution trahie avait la dent dure. Pour deux raisons : la première est à mettre en relation avec l’attitude de ces hommes envers lui lors de son éviction ; la seconde est son peu d’indulgence pour quiconque manquait de colonne vertébrale.
Contrairement à Trotsky et à la vieille garde du parti bolchevique, les hommes de l’entourage immédiat de Staline avaient, en outre, en commun avec lui d’avoir peu ou pas du tout voyagé à l’étranger, de ne pas connaître de langues étrangères et souffraient de ce fait d’un sentiment d’infériorité. Manipulés par un Staline pervers et sadique, qui n’épargna ni leurs femmes ni leurs enfants, ce n’est qu’à la fin, en 1952, qu’ils s’opposèrent subrepticement à la disgrâce de Mikoyan et de Molotov, les deux plus anciens alliés. On apprend ainsi qu’ils se rendaient, avec la complicité des autres, aux soirées organisées par Staline dans sa datcha sans y avoir été invités et au grand dam du maître des lieux qui, toutefois, n’osait pas les renvoyer. Il reste qu’on se demande encore comment et pourquoi ils lui sont restés aussi longtemps attachés. Dès lors qu’ils n’étaient pas des médiocres, n’auraient-ils été que des pleutres, des naïfs ? Si Sheila Fitzpatrick décrit bien le mécanisme de la fidélité, elle n’apporte pas de réponse décisive à la question. Osons-en une sous forme d’interrogation : se peut-il qu’attachés à l’idée de l’URSS ils aient vraiment cru que Staline incarnait sa réalisation ?
-
On est un peu étonné que The New York Review of Books (3 décembre 2015) ait confié le compte rendu de ce livre à un historien de l’école adverse. Si Richard Pipes s’est acquitté honnêtement de sa tâche, il en a profité toutefois pour énoncer la critique récurrente et infondée des soviétologues conservateurs selon laquelle les historiens dits « révisionnistes » auraient minimisé les crimes de Staline.