Qui est cet(te) Autre, que Marta Rojals nous désigne dès le titre de son roman ? S’agit-il d’Anna, cette jeune femme à vélo qui traverse Barcelone au gré de ses décisions soudaines ? Devenue graphiste indépendante par la force des choses, elle partage ses journées entre le studio où elle travaille et l’appartement où elle vit avec Nel, son conjoint depuis vingt ans. C’est elle qui leur permet de survivre lorsque Nel est licencié, en acceptant de nouveaux projets ; mais ces charges de travail sont aussi une façon de disparaître des journées et des nuits entières, de fuir leur quotidien morose dans une atmosphère de précarité sociale grandissante.
Marta Rojals, L’Autre. Roman traduit du catalan par Edmond Raillard, Jacqueline Chambon, 295 p., 22.80 €
Anna rencontre alors Teo, un jeune homme d’une vingtaine d’années, et entame avec lui une passion sensuelle sans précédent. Mais peut-être (même si le titre original en catalan du roman de Marta Rojals connote le féminin) est-ce Teo lui aussi, cet Autre, cet amant qui est nécessaire en ce qu’il incarne l’altérité, la différence par rapport à Nel et à son corps qu’Anna connaît trop bien, depuis tant d’années. Teo est l’autre territoire, celui qui fait naître le désir et procure un plaisir absolument nouveau : parce que c’est interdit, parce que c’est secret certes ; mais la dimension morale n’embarrasse pas Anna, ni la narration. Teo n’est pas autre chose qu’un refuge d’ordre physique pour Anna, une soupape intime, un exutoire ; il est celui qui passe à un instant précis dans l’existence de la jeune femme, et qui fait perler une petite bulle de légèreté, dans laquelle Anna peut trouver pendant quelques secondes l’oubli de tout le reste, « il est le grand catalyseur, une porte sur le vide total, une parfaite cage de Faraday ». Puis, Anna prend goût aux activités permises dans cette cage, et a de plus en plus de mal à s’en passer ; le mécanisme qu’elle a mis en place se grippe.
Mais L’Autre pourrait également caractériser Nel, l’amour de jeunesse devenu compagnon du quotidien, l’autre que soi, avec qui on partage tellement de choses qu’on finit par ne plus le voir : « Ce sera au bout de trois, cinq, sept ans, quand la présence de l’autre n’ajoutera plus le moindre battement à leur pouls. Comme le jour où Anna, sentant les mains de Nel entre les siennes, ne savait plus quels doigts étaient à qui. Comme le jour où, en arrivant du travail, il avait oublié de l’embrasser. Ça s’était passé comme ça, il était entré, il avait quelque chose à faire et, quand il l’avait vue à nouveau, il ne l’avait pas embrassée. Et ça lui avait été égal. Elle pensa d’accord, voilà : le premier non-baiser. Ça lui était égal parce qu’elle savait que le lendemain il serait encore là. Et le surlendemain, et le jour suivant. Malgré elle et malgré tout. » Nel avec son corps solide et rassurant, mais qui peut aussi être envahissant par sa constance ; Nel avec sa douceur et sa trop grande acceptation des refus d’Anna ; Nel qu’elle trompe chaque jour en faisant semblant, pour sauver les apparences d’une existence qu’elle rêve bien huilée, proprette et automatique.
Ce jeu de cache-cache, entre Anna et elle-même, et également entre Anna et les deux hommes de ce moment de sa vie, a pour toile de fond une Barcelone pleine d’énergie mais traversée en profondeur par les incertitudes d’une génération : Anna et Nel, comme tant de leurs amis, dessinent un nouveau mode de vie précaire, pianotant sur leurs iPhone tout en redoutant de devoir payer les factures mensuelles, organisant des fêtes au moyen de messageries instantanées comme WhatsApp tout en espérant y agrandir peut-être leur réseau professionnel. Roman du réel utilisant narrativement certains outils contemporains de la duplicité (les extraits de conversations entre Teo et Anna sur l’application Line par exemple), L’Autre interroge la figure de la femme d’aujourd’hui et pose la question de ses désirs dans une société dont les repères oscillent.
Mais surtout, la grande qualité de l’écriture de Marta Rojals réside dans la narration qu’elle parvient à déployer, qui s’intéresse en premier lieu à l’intériorité d’Anna tout en maintenant, au moyen notamment d’un récit à la troisième personne, l’indéfectible altérité de son personnage. On peut de ce point de vue parler d’un réel suspense : jusqu’au bout, le psychisme d’Anna est approché et décrit, mais sans autoriser le lecteur à percer totalement le mystère. Ce ne sont que les dernières pages qui finissent de lever le voile sur l’obscur continent qu’est cette femme semblant incapable d’empathie et uniquement travaillée par une mythologie personnelle du redressement, de l’équilibre : Anna construit son existence comme elle organise la mise en page d’un document commandé par un client. Elle calcule comment un événement peut venir compenser le précédent, comment un plein peut combler un vide, comment réajuster une trajectoire et masquer une blessure en plaçant au même endroit un nouvel élément.
C’est ainsi bien plus qu’une image de la jeune génération catalane que Marta Rojals donne à voir : il s’agit plutôt de la cartographie d’une intériorité singulière, travaillée par une mécanique irrépressible qui guide toutes les décisions. Devant ce triangle amoureux, on pense parfois au Passé (2003), dans lequel l’Argentin Alan Pauls étudiait l’essoufflement de la passion chez un jeune couple. Mais c’est ici avant tout la perspective féminine qui prévaut. Les hommes gravitent autour d’une Anna à la fois déterminée et forte, et en même temps perdue et fragile, car marquée dans sa chair et dans son histoire par une violence qu’il faudrait pouvoir oublier. On devine alors que l’Autre, comme le souligne la capitale portée par la lettre initiale, c’est également le principe même de ce qui n’est pas soi ; c’est toute addiction qui peut offrir une passagère amnésie pendant quelques précieuses minutes ; c’est le lieu rêvé de l’oubli dans lequel on peut même espérer ne plus se rappeler ce que l’on était venu effacer.