Oublier mode d’emploi

Faisant un clin d’œil à Georges Perec, le critique littéraire Mathieu Lindon vient de publier Je ne me souviens pas, un livre d’« antimémoires », selon son éditeur. Là où Perec frappait une note mélancolique en évoquant les souvenirs communs de toute une génération, Lindon emploie sa belle écriture en faveur des réflexions personnelles, pour montrer à quel point la civilisation française a éclaté, tel le vase de Soissons.


Mathieu Lindon, Je ne me souviens pas. Éditions P.O.L., 160 p., 14,90 €


C’est justement avec le (non-) souvenir de cette anecdote historique que s’ouvre le récit de Mathieu Lindon. L’auteur prétend ne pas se rappeler du vase de Soissons, et il en donne la preuve, se trompant sur les détails. Il s’agit la plupart du temps d’un trompe-l’œil : l’antiphrase « je ne me souviens pas »  qui se trouve dans chacun des fragments du livre cache plutôt une volonté d’oublier, de balayer des pensées et des réminiscences trop aiguës.

Lindon a bien fait de commencer avec l’histoire de Soissons : elle réconcilie des dimensions intime et nationale. Le narrateur n’arrive plus à saisir la signifiance du geste de Clovis. Pourquoi le roi aurait-il annoncé à l’homme à qui il allait couper la tête « Souviens-toi du vase de Soissons ! » ? Ce simple soldat, coupable d’avoir refusé de partager le butin avec son chef, devait mourir de toute façon, comme l’observe l’auteur : « Mais ça n’aurait rien changé à son sort que la victime de Clovis se soit rappelée ou non le partage manqué par sa faute. Clovis ne voulait pas influer sur la mémoire de l’assassiné – ç’aurait été trop ironique – mais sur l’histoire du monde : il aurait fallu que l’affaire se soit passée différemment quelques années plus tôt, le passé devait être modifié. C’est ça qu’il réglait en éliminant l’autre protagoniste. »

De culture anglo-saxonne, je pense à la scène récurrente dans chaque James Bond : avant de condamner à mort l’espion britannique, le méchant lui expose ses projets, révèle ses ambitions et ses motivations. À quoi bon cette discussion intime avec un ennemi qui, en principe, n’a que quelques minutes de vie devant lui ? Bond représente-t-il le seul témoin qui vaille ?

Le lecteur francophone d’aujourd’hui se trouve dans la situation de 007, appelé à témoigner d’une situation qui ne durera pas longtemps. Perec en avait conscience, il parlait des poinçonneurs de tickets dans le métro, des personnalités sportives et des chansons de l’après-guerre, il aurait pu dire, à l’instar de T.S. Eliot, « Je veux de ces fragments étayer mes ruines. »

Mathieu Lindon, qu’en pense-t-il ? À part la réminiscence d’ouverture concernant une leçon d’école, ses fragments à lui portent plutôt sur le corps du narrateur, sur sa sexualité, sur sa psychologie, le tout dans un registre abstrait et anonyme qui s’oppose à l’aspect incarné de Perec. Je me souviens se nourrit de noms propres ; Lindon, en revanche, emploie peu de mots commençant avec des lettres majuscules.

N’est-ce pas là un symptôme de l’époque ? Dans une civilisation atomisée, que reste-il de l’expérience communautaire ? Y-a-t-il des voitures, des quartiers ou des publicités dont les noms desquels résonneraient pour tout un peuple ? Pour le lecteur francophone, la langue française demeure-t-elle la seule valeur partagée ?

En tout cas, Lindon se souvient : « Je ne me souviens pas que ma langue est étrangère à beaucoup, qu’elle fait partie de l’impression que je donne, pour le meilleur ou pour le pire. » Et les règles de cette langue, peuvent-elles échapper à l’oubli ? « Je ne me souviens pas, et j’en suis fier, que bien écrire est régi par des règles incontournables que je raffole de saloper. »

Dans les années 50, sur un autre continent, Elvis avait chanté « I Forgot To Remember To Forget. » Mathieu Lindon, lui aussi, l’a oublié. Heureusement.

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