L’œuvre abondante, forte d’une vingtaine de romans, de César Aira, écrivain argentin aujourd’hui sexagénaire (mais, dit-il, « je continue d’être adolescent pour moi-même »), a connu son essor en France, et qui s’en étonnerait, chez Maurice Nadeau qui publia en 1988 La Robe rose. Les Brebis (trad. Sylvie Koller). Comme bien d’autres romanciers découverts par notre père à tous – je n’ose dire notre « Messie » bien que, l’âme pieuse, nous attendions son retour –, César Aira a fait son chemin et il est considéré aujourd’hui comme l’une des meilleures plumes latino-américaines.
César Aira, Le Congrès de littérature. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Marta Martínez Vall. Christian Bourgois, 2016, 108 p., 14 €
Le titre de ce livre peut paraître fallacieux, car nous n’assisterons là à aucune rencontre littéraire. Sauf que ce congrès est bel et bien convoqué à Mérida, petite ville du Venezuela assez haut perchée dans les Andes et dominée par le point culminant du pays, ceci expliquant ce qui suit. Congrès de littérature, certes, où sont conviés deux écrivains notables, Carlos Fuentes et César Aira. Mais ce dernier a d’autres chats à fouetter que d’aller entendre bavasser tant de têtes molles et préfère se cantonner à la Fable, avec une majuscule, ou disons le récit qu’il écrit sous nos yeux, au mépris et en marge des vains solipsismes de colloque.
La Fable – « Il était une fois, donc… » – c’est qu’il est un savant, certes déjà âgé, mais encore plein de verve et d’inventivité, un « Savant Fou », pour tout dire : voilà qu’il est saisi, comme Faust ou Prométhée, ou plutôt comme quelque alchimiste en quête du Grand Œuvre, du désir de faire ou de refaire le monde – voire de le défaire, ou même de le détruire (les motifs n’en manquent pas au milieu du chaos). Et pour ce faire, à l’instar du célèbre rabbin de Prague qui tant fascina Jorge Luis Borges – un modèle plausible de ce texte achevé, surtout si l’on songe au « Zahir » ou à « L’Aleph » –, en créant un être surnuméraire qu’il appela Golem et qui, dans l’imaginaire juif, représentait le protecteur invincible d’un ghetto menacé.
Ce savant, capable de cloner un être quelconque – à qui s’en étonnerait, il rétorque, sans nulle rhétorique : « Chaque pensée prend la forme d’un clone, une identité surdéterminée » − a inventé une machine, d’ailleurs portative (une machine à écrire ?), pour mener à bien l’expérience, mais il lui faut un génie, n’est-ce pas ? Un être supérieur, et justement il l’a à sa portée, dans ce colloque de Mérida. Il va donc cloner nul autre que Carlos Fuentes – on admirera au passage l’hommage rendu à cet immense romancier mexicain qui nous a quittés voici quatre ans, en abandonnant non seulement sa gloire et sa misère de créature périssable.
Ce vieux fou de César a auparavant cloné une guêpe qui se chargera d’aller prélever une cellule de l’illustre scribe…. Sauf que, la guêpe étant peu fiable et, sans doute, fascinée par le bleu exhibé par l’écrivain dans sa belle tenue de Beau Brummell, c’est un gène de la cravate d’azur qu’elle rapporte au cloneur. Si bien qu’au lieu d’une armée de Mickeys mécaniques comme on en voit défiler dans L’Apprenti sorcier filmé par Walt Disney, en multiplication infinie, nous voyons dévaler de ce Mont Analogue où était installée la machine à cloner, une myriade d’immenses, d’immondes larves bleues – « des légions de Uns » – qui déferlent et écrabouillent tout sur leur passage. Mais que peut-on contre l’écrivain ? Il est un Dieu écrivant, il est le Créateur de tout, soulevant ses êtres de la glaise ou les précipitant aux abysses.
Alors il suffira à César de camper au pied des monts sa machine magique : l’Exoscope, qui par un jeu subtil de miroirs, absorbera l’une après l’autre ces monstrueuses créatures : ainsi leur fera-t-il regagner la boîte à images. Entre-temps, une aventure amoureuse avec la belle Nelly aura réchauffé les amours anciennes d’une jeune étudiante qui partagea avec son maître à l’université quelques moments de bonheur : « L’amour… la fleur du monde ». Bon, il faut bien finir une histoire, mais Aira choisit l’ouverture plutôt que la clôture : « Elle promit d’aller me dire au revoir à l’aéroport », telle est la ph(r)ase terminale. La suite au prochain numéro !
Où le critique sent bien qu’à vouloir raconter l’histoire il n’a rien dit. César Aira nous a transportés dans le seul véhicule à sa portée : le langage. Un prologue lumineux précède ce récit : « Le fil de Macuto » : dans la baie de cette plage caraïbe, le narrateur, qui n’est qu’un scribe besogneux (« je vis de mon métier de traducteur », écrit-il pour tout dire) ayant du mal à joindre les deux bouts, s’invente pour remonter son moral et ses chaussettes un don extraordinaire : apercevant là un câble mystérieux qui plonge dans l’océan et, suivant un « circuit triangulaire », relie deux rochers au large, le conteur omniscient, d’un geste mirifique débroussaillant le chanvre, fait resurgir des profondeurs le coffre des pirates qui, trois siècles plus tôt, écumèrent cette côte : les célèbres « Pirates des Caraïbes » dont le cinéma, comme la bande dessinée, a su s’emparer. Il est le Johnny Depp de cette nouvelle série, et le voilà comblé de richesses. Grâce à quoi, il pourra aux pages suivantes, entreprendre sa domination du monde par clonage. Sauf que « cloner des êtres vivants n’est pas simple comme bonjour », ce qui dit tout du dur métier d’écrire.
La fantaisie, on l’aura compris, nourrit toutes les pages de ce livre. Et l’humour, la fausse érudition (qui renvoie à la fausse pédanterie d’un Borges), le débridement de l’imaginaire, digne du délire de Raymond Roussel dans sa Poussière de soleils, expressément cité. Ne reculant devant rien puisqu’il est Écrivain, Créateur et Démiurge, tout lui est possible, accessible et vrai. Nous aurons là, en conséquence, un petit livre des plus divertissants, drôle et pimenté, qui laisse aux lèvres un goût de rhum brun – un Diplomático Gran Reserva ? – et l’on se dit, pour finir, qu’on aimerait bien un jour vider quelques godets avec César Aira en contemplant « les eaux capricieuses de la vie ». Et puis qu’est ce livre d’un écrivain qui boude le « Congrès de Littérature » pour opérer un ahurissant voyage autour de sa chambre d’hôtel, sinon le texte plausible d’une communication sur les pouvoirs de l’écriture ? Ce livre séduisant est, en somme, la copie qu’il aura remise à ses examinateurs, pardon, ses lecteurs.