Après un récit consacré à François Leguat, huguenot que la révocation de l’édit de Nantes a conduit à l’exil (livre pour lequel il a obtenu le Goncourt de la nouvelle en 2014), Nicolas Cavaillès, écrivain et traducteur, s’est interrogé sur le saut des baleines, dans un texte aussi surprenant que réjouissant (Pourquoi le saut des baleines, 2015). C’est aujourd’hui aux huit enfants du compositeur Robert Schumann et de la pianiste Clara Schumann qu’il s’intéresse, dans un texte relativement court qui est aussi une réflexion bouleversante sur l’enfance. Avec précision et finesse, Nicolas Cavaillès fait le portrait des Huit Enfants Schumann dans une langue où affleurent l’émotion et la sensibilité d’un regard toujours bienveillant.
Nicolas Cavaillès, Les Huit Enfants Schumann, éd. du Sonneur, 72 p., 12 €
Pourquoi vous être penché sur la famille Schumann ? Et pourquoi sous l’angle de la descendance et plus précisément de l’extinction de la descendance, en prenant ainsi les personnages dans un mouvement contradictoire ? (Vous écrivez dans un préambule qu’il vous faudra raconter « les morts successives » des huit « héritiers Schumann ».)
J’ai passé plusieurs mois à réfléchir à un projet de roman sur l’enfance, l’histoire d’une petite Espagnole d’une époque lointaine, mais pendant tout ce temps-là, jour après jour, les huit orphelins Schumann me revenaient régulièrement à l’esprit ; malgré moi, ils me hantaient, à leur manière : je n’ai pas pu écrire une seule ligne de mon projet initial, que j’ai finalement abandonné, en me résignant à me consacrer, à la place, à ces enfants-là, les filles et les fils d’un génie romantique et aliéné. Ils étaient huit, et ce chiffre mystique m’est apparu comme un bon gage d’exhaustivité. Le livre est effectivement structuré par la mort plutôt que par la naissance, qui aurait pu donner une fausse dynamique au tout. Avec la mort précoce de leur père, c’est une partie d’eux-mêmes et de leur avenir que ces enfants ont perdue ; après quoi, il n’y avait plus qu’à perdre le reste.
La composition en treize chapitres assez brefs fait du récit un puzzle à recomposer, et laisse l’impression que chaque chapitre comprend un tout, dévoilé dans un dernier chapitre sans titre, texte fulgurant sur l’enfance. Le premier chapitre, « La mort du père », précède « Émile », qui n’est pas le nom du premier enfant mais du premier fils. La série des chapitres suivants semble obéir à une logique secrète, celle des liens qui s’établissent dans la fratrie. S’intercale « La mort de la mère », qui fait écho à « La mort du père ». Le onzième chapitre est consacré à Brahms, « le faux frère ». Et ce treizième chapitre, qui finit ainsi : « Ainsi nourrissons-nous au fond de nous-mêmes, nous autres excroissances que l’on appelle adultes, à la fois l’obscur regret de notre animalité originelle, et une méconnaissance amère et lâche de cette créature aux mille visages et aux mille souffrances, muette et polymorphe, malléable et non moins fugitive, que l’on appelle enfant. » Comment expliqueriez-vous la structure du livre ?
Il fallait que chaque enfant eût un chapitre « à lui » (comme chaque enfant devrait avoir, selon l’expression de Virginia Woolf, « une chambre à soi ») : même s’il y a beaucoup de liens entre ces quatre frères et ces quatre sœurs, et même si des répétitions et des échos se produisent nécessairement quand on juxtapose leurs biographies, chacun a eu, à partir de prémisses plus ou moins proches, une destinée propre. Mais ce découpage en treize chapitres distincts doit surtout à l’œuvre de Schumann pour piano, à ses huit Kreisleriana et à ses treize courtes Scènes d’enfants – qui, de fait, par-delà leur caractère contrasté, un peu « patchwork », se donnent aussi, et de manière troublante, comme autant de variations sur quelques mêmes phrases sonores, obsessionnelles, tour à tour lentes ou « rasch ».
Le personnage du père encadre le récit, et est représenté comme cette figure géniale et malade, débordant d’amour pour ses enfants. Le personnage de la mère est omniprésent, plus encore que celui du père parce que votre narrateur, subrepticement, condamne cette femme dont on entrevoit aussi pourtant la détresse. Que dire de cette ambivalence ?
Clara Schumann est effectivement une figure imposante, dont l’amour maternel n’exclut pas une forme de dureté, de distance ou de froideur – ce qui n’est pas rare chez les artistes exceptionnels (à en croire ce qu’une des filles de Martha Argerich dit de sa mère, par exemple). Je ne la condamne pas, même si elle a, elle, pratiquement condamné certains de ses enfants, après avoir subi elle-même l’éducation pathologique d’un père très exigeant ; les choix difficiles, les sacrifices et les efforts prodigieux qu’elle a su faire, seule avec une telle marmaille sur les bras, témoignent pour elle – mais on ne saurait les taire, précisément parce qu’ils sont discutables. Le mal qu’une mère peut faire à ses enfants en dit long sur sa propre détresse, oui, sur son impuissance et la souffrance que celle-ci doit lui valoir – mais il y avait aussi chez Clara Schumann l’idée que son devoir était d’amener ses enfants, tant ses fils que ses filles, à se débrouiller tout seuls dans la vie. Elle a en bonne partie échoué – comme une large majorité des parents qui se fixent un tel but.
La mère devient presque la figure centrale du livre. Est-ce parce que votre livre traite aussi massivement de la question de l’abandon, et que l’abandon est originellement perpétré par la mère ? Et comment avez-vous travaillé le texte pour que la figure maternelle atteigne cette puissance spectrale ?
À vrai dire, je ne pensais pas qu’elle prendrait une telle place dans le livre, mais il a fallu la lui laisser, je crois, à la fois par pitié pour le bourreau, et pour mieux rendre tout le drame de ses victimes… L’abandon est une fatalité, en effet ; comme ma propre mère le dit souvent, la vie d’une mère est une suite de séparations. Clara Schumann a su prendre les devants.
On trouve dans vos trois textes publiés au Sonneur une écriture extrêmement précise et soignée, érudite parfois. L’impression que vos récits laissent au lecteur est la suivante : chaque mot choisi exclut la possibilité d’un autre terme, et sonne comme une évidence et une trouvaille. Cette attention à la langue est-elle en partie liée à votre travail de traducteur ?
J’ai traduit toutes sortes de textes, mais je ne crois pas que cela m’ait influencé sur le plan stylistique. La traduction rend surtout sensible à la spécificité de chaque auteur, et à l’homogénéité des œuvres ; dissocier telle tournure de phrase, isoler tel mot récurrent, décomposer telle structure narrative, c’est faire un mouvement analytique qui est, sinon stérilisant, du moins contraire à celui de la traduction, synthétique (rassembler les membres d’Osiris que le changement de langue a éparpillés dans un nouveau royaume, pour reprendre une image chère à Dumitru Tsepeneag). Dans ma tête et dans mon quotidien, en tout cas, les deux activités, l’écriture et la traduction, sont nettement séparées. Elles ont certes en commun (avec l’édition également) une attention accrue à la lettre du texte, mais je ne sais pas si cette attention m’est d’abord venue en écrivant ou en traduisant, ou bien simplement en lisant ; quoi qu’il en soit, j’ai été très chanceux de retrouver le même souci chez Valérie Millet, des éditions du Sonneur. Enfin, je crois que si je devais arrêter de traduire, il reviendrait à l’écriture d’apaiser le besoin que j’ai de fréquenter la langue roumaine et le monde roumain ; ce serait de cette manière-là, plutôt, que les nombreuses heures passées à traduire modifieraient celles, plus rares, que je passe à écrire (elles soulagent toutes, heures de traduction et heures d’écriture, avec la même intensité ou peu s’en faut, le même besoin d’échapper au hic et nunc). Les romans que j’ai traduits et dont l’action se passe à Bucarest ont apaisé (au moins provisoirement) ma propre envie d’écrire sur cette ville. Si je n’avais rien traduit du roumain, peut-être aurais-je écrit une Vie de Gogea Mitu, ou bien Pourquoi le marronnage des chiens errants, ou bien encore L’Absence d’enfants Urmuz…
Justement, comment passez-vous de Vie de monsieur Leguat aux Huit Enfants Schumann, en faisant le détour de Pourquoi le saut des baleines ? Qu’est-ce qui réunit ces textes ? Et qu’est-ce qui les distingue ?
Chaque livre est le fruit d’une nécessité particulière mais, dans tous les cas, il s’agissait aussi de changer radicalement d’univers, d’aller dans l’inconnu, en espérant « trouver du nouveau ». J’ai surtout cherché une rupture après Vie de monsieur Leguat, auquel je me suis forcément beaucoup identifié, en tant que « premier livre », mais qui dans le fond ne me représente pas plus (ni moins) que mes deux livres ultérieurs. Quant à savoir ce qui pourrait relier ces trois livres, je n’y réfléchis pas trop – mais il y a au moins leur nombre de pages, qui est curieusement, involontairement, précisément le même : soixante-douze… Il faut croire que c’est mon « format ».