Le titre de cette autobiographie, Vies et morts d’un Crétois lépreux, pourra rebuter et son propos sembler par trop anecdotique. Ne vous y fiez pas. Il y a là le récit d’une vie entière de lutte contre le traitement inhumain réservé aux lépreux grecs pendant les années 1930-70. On s’attache vite à la tonalité familière et indignée d’Épaminondas Remoundakis. Sa force de caractère et la justesse de son combat dessinent un livre émouvant d’humanité. Et éclairant quant aux logiques d’exclusion à l’œuvre en Europe.
Épaminondas Remoundakis, Vies et morts d’un Crétois lépreux, suivi de Archéologie d’une arrogance, par Maurice Born. Traduit du grec par Maurice Born et Marianne Gabriel, Éditions Anacharsis, 528 p., 26 €.
C’est sur les conseils de l’ethnographe Maurice Born qu’Epaminondas Remoundakis raconta sa vie sur un magnétophone en 1973, d’une voix au timbre de caverne. La lèpre, entre autres propriétés, détruit les cordes vocales. Tout commença pourtant par une enfance solaire. L’auteur jette un regard émerveillé sur sa Crète rurale du début du XXe siècle. « Époque bénie où le vent était la force motrice utilisée par l’homme » et où les pêcheurs d’éponges de l’île de Kalymnos faisaient halte sur les côtes crétoises avant de voguer vers la Libye. Les souvenirs alternent avec de belles descriptions de l’essentiel : l’inhumation des morts, la fabrication du pain. L’État, lui, est loin et il y a des pages très drôles sur les ruses des locaux face à l’emprise naissante de l’administration grecque.
Mais vient l’adolescence et, césure fondamentale, les premiers symptômes de la lèpre. D’abord envoyé à Athènes pour être soigné et pour étudier, Remoundakis se retrouve finalement incarcéré car malade à l’issue d’une longue traque, au nom d’une loi de 1903 qui punissait d’enfermement les lépreux. Encouragée par les théories médicales modernes et incapable d’éradiquer le mal, la Grèce expulse les malades hors du corps social. Jusqu’à les rayer de l’État civil : « Dès mon diagnostic, je disparaîtrai du compte des hommes et je serai transféré au rang des morts-vivants. »
Les lépreux sont transférés et abandonnés dès les années 1920 sur l’îlot de Spinalonga, devant la Crète. Naviguant sur le bras de mer qui l’y menait en 1936, Remoundakis raconte : « Je descends en tâtonnant, quittant pour toujours la liberté, le monde, la vie, pour traverser l’Achéron avec le batelier Alexandris. » Dans cet enfer se trouvaient, sans soins véritables, plus de deux-cents hommes et femmes que les pouvoirs publics estimaient (à tort) contagieux. La nature concentrationnaire de ce processus n’est pas omise. Amoindris physiquement et coupés du monde, les habitants subsistaient dans des maisons en ruine. Ils baptisèrent l’artère principale de ce mouroir : « Boulevard de la douleur ».
Dans cet abyme prévalent apathie et désespoir. Remoundakis dresse de lui-même ce terrible portrait : « puante ordure que la police a ramassée pour la jeter à l’endroit choisi : pour cette sorte particulière de rebuts ». Et pourtant, c’est lui qui va entraîner ses compagnons dans un combat acharné face aux autorités : pour la justice et pour la reconnaissance de leurs droits les plus élémentaires. L’autobiographie se fait alors chronique de lutte. Et lutteur, l’auteur l’était à un rare degré. Suffisamment pour parvenir à améliorer leurs conditions matérielles mais aussi et surtout à transformer ce regroupement de malades isolés en une communauté. Elle devint si solidaire que Remoundakis s’exclama : « Sur l’île, nous avions peut-être créé une société socialiste idéale. »
Par un stupéfiant retournement de situation, la dystopie se fait utopie. C’est que l’égalité concrète des « spinalonguites » s’articula à la conscience d’un destin partagé mais aussi à une nécessaire reprise en main par eux-mêmes de leurs affaires. Cette conjonction permit au groupe de s’organiser sur des bases bien différentes de celles de la Grèce d’alors : « On ne mourait jamais seul comme cela arrive chez vous… sur un lit d’hôpital. » Les femmes vivaient plus libres. Les décisions se prenaient collégialement. On s’attendait à la description d’une colonie de malades et on découvre l’épopée d’une société qui « s’auto-institue », pour parler comme Castoriadis. Il y a là un document rare. Oral par nécessité, (la lèpre ayant fait perdre yeux et doigts à son auteur) il est doué d’une force particulière. On entend un homme, que l’on devine peu commun, contant avec un mélange de colère et de tendresse infinie. Il est fort heureux que ses traducteurs l’aient intimement connu. C’est aussi grâce à eux que ce livre unique est le lieu d’une telle présence.
Par surcroît, Maurice Born a adjoint le texte Archéologie d’une arrogance où l’on apprend que le « traitement » de ce mal fut au carrefour de fantasmes scientistes, sécuritaires, hygiénistes et même racistes : « Les préjugés concernant la lèpre ont d’abord été élaborés par la science et l’État et non par le peuple, qui n’a fait que les adopter. » Le parallèle établi entre Spinalonga et les îles de Makronissos (un camp politique des années 1950-70) et de Léros (asile psychiatrique) en dit long sur notre modernité. Notons que le gouvernement actuel vient de transformer certaines îles en « hotspots » pour migrants, sur les fermes conseils de l’Union européenne. Cela laisse songeur. Et rend soudainement moins anecdotique le vibrant récit d’un Crétois lépreux du XXe siècle.