Quatre auteurs et six « poches » : Philip K. Dick, Antonio Manzini, trois enquêtes du détective Gordanius de Steven Saylor et La rue chaude de Nelson Algren.
Philip K. Dick, Si ce monde vous déplaît… Et autres essais. Anthologie présentée par Michel Valensi. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christophe Wall-Romana. L’éclat / poche, Paris, 2015, 230 p., 8 €.
Les quatre essais et conférences réunis ici sont enthousiasmants et perturbants, comme l’est tout grand texte dickien, ce qui est un pur bonheur inattendu. Car Dick, depuis des années, est chic. Grâce au cinéma, bien sûr, qui l’adapte ou le pirate avec entrain, de Blade Runner à Matrix, pour ne rien dire des adaptations sur Amazon ou apparentées. Dick mainstream, qui l’eût cru. Il est même l’un des rares auteurs de SF à survivre au déclin éditorial du genre, largement mis à la marge par le succès effondrant, sauf exception délicieuse comme pour la série de Robin Hobb, L’Assassin royal, de la fantasy… Bref, peu porté sur les émois culturels des couches moyennes, on s’était mis en quête d’autres élucidateurs visionnaires, de William Gibson à Alain Damasio, et Dick tenait sa place dans notre mémoire comme génial embrayeur du soupçon généralisé, sabordeur inoubliable de nos certitudes, mais sans qu’on éprouve le besoin de le re-relire.
Or, ce petit recueil ravive notre reconnaissance pour les vertiges du questionnement dickien, et, plus surprenant peut-être, notre besoin de retrouver ses « délires divergents », dans leur fantastique ouverture à d’autres mondes possibles. Dick y articule, avec un goût imperturbable de la provocation qui n’est jamais qu’un défi au bon sens de la raison libérale, la nécessité impérieuse de cerner ce qui est « spécifiquement humain », et interroge de façon réjouissante la docilité dont nous faisons preuve devant la réalité: pourtant, non seulement « la ligne de démarcation entre l’hallucination et la réalité est devenue elle-même une sorte d’hallucination », mais l’obéissance aux règles quelles qu’elles soient rapproche regrettablement l’humain de l’androïde…
S’il y a dans ces textes une réflexion savante, qui sait passer de la gnose aux commentaires de Frederic Jameson sur Dick lui-même, des considérations sur le temps héraclitéen à l’examen du règne de la surveillance généralisée, ils invitent aussi, et c’est inestimable, à une lecture qui saurait rêver en parallèle aux pistes ouvertes –rêver de telle sorte qu’obscurément, intimement, on les parcoure. Ce à quoi contribuent la préface et les notes de l’éditeur, qui savent prolonger avec intensité les éclairs dickiens.
Nelson Algren, La rue chaude, traduit de l’anglais (États-Unis) par Roger Giroux, Gallimard (L’Imaginaire), Paris, 2016, 421 p., 14 euros.
A walk on the wild side, le titre original, qui évoque immédiatement aux amoureux de Lou Reed l’une des plus belles chansons de son album Transformer, est une descente fort peu «pittoresque», quoi qu’en dise le résumé offert en quatrième de couverture, dans les bas-quartiers de la Nouvelle-Orléans des années trente. Tout au contraire, c’est une traversée des Enfers qui est chantée, au fil de la découverte de la marginalité par un adolescent analphabète, plus porté sur le sexe que sur la moralité, vraie graine de proxénète qui trompe innocemment son monde grâce à ses airs de paysan peu dégourdi. Algren ne donne pas dans le naturalisme, et pas davantage dans le propos dénonciateur.
Lui qui fut un «rouge», il ne se préoccupe pas de sensibiliser à une cause, il s’emploie à donner au monde des perdants sa brutalité, sa vitalité, son obscurité, dans un roman obsédant qui mêle indissociablement les chansons, les scènes oniriques, les détails réalistes, sans hiérarchie, sans jugement, et Perdido Street devient peu à peu une légende, ses macs et ses tordus deviennent les figures d’un opéra nocturne, grotesque, convulsé, les secousses du récit sont portées par ce qui prend la grandeur orageuse d’un poème. Algren est un lyrique splendide, héritier à sa façon de Walt Whitman, dépouillé de toute sentimentalité, et qui trouve ici, lui, le romancier de Chicago, l’équivalent de la fièvre des écrivains du Sud, pour évoquer le royaume des âmes en peine et leurs sombres jouissances.
Steven Saylor, Du sang sur Rome, trad. de l’anglais (États-Unis) par Juliette Hoffenberg et André Dommergues, 405 p., 7,50 € ; L’étreinte de Némésis, trad. par Arnaud d’Apremont, 406 p., 7, 80 € ; Le triomphe de César, traduit par Hélène Prouteau, 311 p., 7,80 €. 10/18 (Grands détectives).
Gordianus est détective privé. C’est une profession qui n’a pas la réputation d’être de tout repos, mais dans la Rome de César, c’est carrément périlleux. Quand, dans l’inédit L’étreinte de Némésis, il est requis à Baïa, l’affaire parait pour une fois presque simple : le maître de maison a été assassiné, il lui suffira d’identifier le meurtrier, routine bien rodée. Sauf que tous les Romains sont en émoi, car Spartacus n’est toujours pas vaincu, car Spartacus de façon invraisemblable continue à défier l’Urbs. Et le meurtrier présumé est un esclave, qui a très certainement rejoint l’armée du gladiateur. Gordianus doit prouver le contraire, s’il veut éviter que tous les esclaves du domaine ne soient exécutés en représailles.
L’enquête va dûment de rebondissements en pistes fallacieuses, mais le plaisir tient aux digressions, à tous ces moments où s’éclaire l’univers mental des Romains de la fin de la République, où passent leurs ombres, leurs dieux, leurs effrois, leurs valeurs. C’est un monde immoral et hautain, égaré et inquiet, mais porté aussi bien par la fierté d’avoir inventé le citoyen que d’être maître de l’univers… Tous les romans de Steven Saylor, impeccablement documentés, mettent en crise cette tension entre un passé lointain héroïquement vertueux dont le souvenir reste actif, et l’avenir qui se dessine, animé par les seuls appétits égocentriques, où l’idéal ancien tombera en poussière. Saylor n’a pas la fulgurance d’Howard Fast dans son Spartacus (Agone, 2016), mais il sait faire jouer avec un tel sens du concret les contradictions de ce temps qu’on en devient les lointains familiers.
Antonio Manzini, Piste noire, traduit de l’italien par Samuel Sfez. Gallimard (Folio-policier), Paris, 2016, 291 pages, 7 €.
Il est extrêmement reposant de lire un « polar » qui ne se soucie pas de dénoncer quelque turpitude politique, qui n’a pas pour héros un affreux serial killer, ou un médecin légiste enclin à détailler ses autopsies. Il est vigoureusement plaisant d’éviter les affres du flic qui se sent lentement envahi par le Mal majuscule, et de se dispenser de la quête du secret enfoui dans le village depuis les années quarante. Ce petit roman n’a d’autre prétention que donner la parole à un commissaire quadragénaire que la sottise insupporte, que le vieillissement angoisse, que son boulot ennuie, et qui de surcroît abomine ce Val d’Aoste congelant où il a été muté. L’histoire n’est qu’un léger prétexte, ce qui compte, c’est l’enjouement mélancolique d’une comédie où se succèdent les sketches rigolards ou acides, composant en filigrane le journal intime d’un grand contrarié, d’un amoureux endeuillé, qui survit fâché, mais avec une sacrée effervescence. Rien de plus, mais rien de moins.