Dans les coulisses de l’Histoire

Épouse de l’ambassadeur Henri Hoppenot, qui travaille sous les ordres d’Alexis Léger (Saint-John Perse, secrétaire général du Quai d’Orsay), Hélène Hoppenot est bien placée pour avoir des informations sur le fonctionnement du gouvernement et pour rencontrer les personnalités du monde politique et artistique des quatre années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale.


Hélène Hoppenot, Journal 1936-1940. Édition établie, introduite et annotée par Marie France Mousli. Éd. Claire Paulhan, 535 p., 49 €


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23-27 septembre 1936, retour vers la Chine des Hoppenot, ici sur le Chojo-Maru en mer du Japon. Archives privées, © Éditions Claire Paulhan.

Appréhender une réalité historique dans des livres spécialisés ou la découvrir jours après jour, décrite avec simplicité, humour et lucidité par un témoin talentueux sont deux choses très différentes… Dans le deuxième cas, on suit les événements comme si on en prenait connaissance en même temps que celui, celle qui est en train de les vivre, on retrouve des personnages familiers qui se dévoilent sous un jour auquel on ne s’attendait pas.

Au début de son journal, Hélène Hoppenot et son mari reviennent de Chine, mais elle a bien trop aimé ce pays pour pouvoir en parler, sinon, en contrepoint, sous la forme de souvenirs radieux, pour éclairer un présent qui s’annonce terrifiant. Et son journal précédent (1918-1933, chez le même éditeur) fait également l’impasse sur ce séjour.

Qui est cette femme ? Elle s’attarde peu sur elle ; en revanche, elle se révèle à travers son évocation des femmes qu’elle côtoie, de son mari, compagnon de longue date, et des événements de chaque jour, d’ordre politique ou privé.

Amie des compositeurs Darius Milhaud, Henri Sauguet, Erik Satie, elle a renoncé à mener une carrière de musicienne pour accompagner son mari de poste en poste, à l’étranger, et le seconder en jouant son rôle de femme d’ambassadeur – un rôle capital pour une femme intelligente, cultivée et diplomate, lors des repas ou des soirées protocolaires.

En novembre 1939, à l’occasion d’un repas donné au ministère des Affaires étrangères en l’honneur d’une mission de commerce turque, elle est placée à table à côté de Paul Reynaud, alors ministre des Finances dans le gouvernement Daladier (à qui il succédera, de mars à juin 1940, comme président du Conseil). « L’ouverture d’une conversation présente avec lui quelques difficultés et je débute par une question — “parlera-t-il bientôt à la radio ?”— et loue sa voix calme et rassurante, le public aimant à l’être dès qu’il s’agit des impôts… Il est visiblement très content de sa voix, très content de lui-même (pourquoi pas ?) et le laisse voir. De même que Daladier, il offre aux critiqueurs la même réponse : “Je ne tiens pas à la place que j’occupe… si vous voulez la prendre…” Il est peut-être sincère. D’ailleurs, s’il se trouve de nombreux amateurs pour n’importe quel poste ministériel en temps de calme plat, ils disparaissent aux souffles de la tempête. Les grands navigateurs sont rares. » Cinq mois plus tard, en avril 1940 : « Au ministère des Affaires étrangères, Reynaud [qui alors, en plus d’être président du Conseil, tient aussi ce ministère] a invité à dîner Churchill [qui vient d’être nommé ministre de la Défense, en remplacement de Neville Chamberlain] et quatre convives mystérieux ; deux d’entre eux sont restés inconnus et le troisième est Campinchi [alors ministre de la Marine] et le quatrième… Léon Blum ! Daladier n’en faisait pas partie [il avait refusé l’invitation]. »

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25 juin 1937, Journal, « Qui me rendra ma Chine ? » Archives privées, © Éditions Claire Paulhan.

Certes, Hélène Hoppenot ne brosse pas de grands tableaux historiques, elle fournit les détails, rapporte les paroles et les actes, au moment même (ou presque) où ils se produisent. C’est d’autant plus précieux. Elle n’est pas historienne et son propos ne relève pas de la fresque. Elle ne manque pas pour autant d’opinions sur la situation du moment. Le 14 mars 1938 : « L’Autriche a été envahie et Hitler s’est montré sous son vrai jour ; le monde le comprendra-t-il avant qu’il ne soit trop tard ? » Le 1er octobre 1938, après les accords de Munich : « Léger de retour de Munich […] Mécontent de Daladier qui a traité des problèmes d’une gravité extrême sans les avoir étudiés, sans même lire les notes qui lui étaient passées pendant la conférence. […] a été étonné de trouver un Hitler plus informé qu’il ne l’imaginait : il connaissait l’importance du moindre village revendiqué, des routes et des points stratégiques ». Et le 2 octobre 1938 : « Ce pauvre pays [la France] dans son incompréhension totale de ce que lui réserve l’avenir, fête la plus grande victoire qu’ait remportée Hitler comme la sienne propre. L’Allemagne a regagné la guerre de 1914 sans perdre un de ses soldats. »

Hélène Hoppenot raconte un épisode diplomatique entre l’Iran et la France qu’on croirait tout droit sorti des colonnes de nos journaux actuels : « Une plaisanterie anodine parue dans L’Os à moelle [journal humoristique créé en 1938 par Pierre Dac] ; après les fêtes du vin dans le Midi, le reporter a osé écrire : “Dans une pareille nuit, tous les… shah sont gris”. Puis a paru un article dans Excelsior et Le Petit Parisien sur l’exposition féline et la beauté des chats persans. L’un des articles était intitulé “Où le chat est roi”. Il paraît que c’était insultant pour Reza Pahlavi, l’ancien cosaque qui, n’étant jamais sorti de son pays, sinon, je crois, en Turquie où règne le même genre de dictature, ne peut comprendre que, dans un pays démocratique, il est impossible de jeter en prison un journaliste coupable d’une plaisanterie. » Et le récit se poursuit de manière tout aussi réjouissante, mais il faut malheureusement l’abréger : «Bodard [le ministre plénipotentiaire en Iran]  […] dans ses télégrammes au Quai d’Orsay évite d’employer le mot “chat” qu’il remplace par minou ou matou […] Les Iraniens exigent des excuses que l’on ne peut obtenir des journaux incriminés, l’offense n’existant pas ».

Pour clore ce passage sur l’histoire et la politique, signalons les prises de position énergiques d’Hélène Hoppenot contre l’annexion de la Tchécoslovaquie, en mars 1939 ; la politique du Vatican, en décembre de la même année : « Le pape Pie XII a rendu visite aux souverains italiens. Il a menacé la Russie des foudres du Seigneur alors qu’il s’était tu quand les Italiens ont déferlé sur l’Albanie – et un vendredi saint ! » ; le maréchal Pétain : « C’est un grand malheur qu’il ne soit pas mort à Verdun » ; l’absence de vraie vision politique du gouvernement : « L’armée française a été battue, elle s’est effondrée, soit, mais la marine, les colonies sont intactes, personne ne semble se soucier ou supputer ce qui nous reste de forces. » Elle déplore que dans ce contexte, la France, en août 1940, « abandonne, sans raison, le libre passage des Japonais à travers le territoire indochinois… une façon commode de prendre pied sur le territoire français… ». En revanche, elle manifeste tout de suite son approbation au général de Gaulle, qui vient d’être nommé sous-secrétaire d’État à la Guerre : « C’est un brillant officier, dont les conceptions hardies sont jugées dangereuses par les vieilles culottes de peau… lui aussi vient trop tard. »

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Février 1937, Hélène Hoppenot au Cambodge. Archives privées. © Éditions Claire Paulhan.

Hélène Hoppenot paraît plus lucide, plus courageuse que certains diplomates qui craignent la disgrâce de la part d’un gouvernement qu’en même temps ils désapprouvent et méprisent. Parfois, estime-t-elle, la disgrâce est un honneur. Très tôt, dans le chaos de l’avant-guerre, elle sait choisir son camp. Et, dans les pires moments, elle parvient à conserver son calme « par la lecture de livres de biologie », à soutenir le moral de son mari, à rassembler toutes ses forces pour les moments difficiles, « tel un lutteur qui ne remue son corps qu’au moment où il lutte », écrit-elle, citant Gauguin.

Son humour est une arme contre le désarroi : l’hôtel malpropre où elle doit loger est « si petit qu’une bombe ne l’apercevrait pas » ; l’impuissance : « Les Italiens envahissent l’Albanie… que pourrions-nous bien envahir en compagnie des Anglais ? » ; il s’exerce aussi contre ses amis et contre elle-même : « Dans notre loge, quatre personnes : Jane Bathori la lesbienne, Henri Sauguet le pédéraste, Darius le bon juif et moi l’incroyante. »

Certes elle aime les bons mots, les histoires qu’on se raconte les uns au sujet des autres dans les salons, mais elle réalise aussi de vrais portraits qui comportent des éclairages inattendus. Par goût, et grâce à la situation de son mari, elle fréquente presque tout ce qui existe à son époque d’esprits raffinés, d’intelligences et de talents artistiques, s’attachant surtout à Paul Claudel, Alexis Léger, Darius Milhaud, Adrienne Monnier, qui sont ses amis.

D’Alexis Léger, elle fait un portrait précis, amical, admiratif, au gré des événements, bien que non dénué de réserves dans quelques circonstances. Paul Claudel est très présent, en homme pudibond : « Je n’irai plus voir que les films où l’on ne s’embrasse pas » ; ou au contraire en amoureux des femmes (il n’est pas à une contradiction près, puisque ce qu’il cherche, c’est à provoquer) : « C’est quand on a Dieu dans le cœur qu’il faut avoir le diable au corps » ; son humour vache s’exerce indifféremment sur lui-même (quand il est élu à l’Académie française, il se dit « à l’âge de la puberté académique »), sur sa femme, Reine, qui lui reproche un matin son débraillé (« Que diriez-vous, Paul, si je venais avec des pantoufles et une robe de chambre ? – Mais rien ma chère Reine, je ne vous verrais pas ! »), sur la religion telle qu’elle est conventionnellement perçue. C’est un esprit mordant, qui ne cherche pas à ménager les autres, mais qui est aussi capable de rendre régulièrement visite à une femme dont on lui a signalé l’invalidité (Françoise de Marcilly).

Hoppenot passeport

« Passeport diplomatique » établi le 17 juillet 1940 pour Hélène Hoppenot et sa fille « se rendant en Espagne et en France ». Archives privées. © Éditions Claire Paulhan.

C’est sur les femmes qu’elle rencontre ou qu’elle fréquente que l’apport d’Hélène Hoppenot est peut-être le plus remarquable. En effet, rares sont les ouvrages où elles nous sont restituées dans leur environnement, en même temps que leurs partenaires masculins. C’est ainsi que nous découvrons ou retrouvons Madeleine Milhaud, qui a des ambitions personnelles et souffre de n’exister aux yeux des autres que comme l’épouse de Darius ; Maryse Hilsz, l’aviatrice, qui ouvre le service commercial d’Air France sur la ligne France-Japon ; Irène Lagut, peintre, qui réalise les décors du ballet Les Mariés de la tour Eiffel (livret de Jean Cocteau, musique de cinq des compositeurs du groupe des Six, chorégraphie de Jean Börlin, costumes de Jean Hugo) ; Annie Winifred Ellerman, dite Bryher, écrivain, poète, qui finance la publication par Sylvia Beach de l’Ulysse de Joyce ; Ella Maillart, journaliste, grande voyageuse et amie d’Annemarie Schwarzenbach ; la mezzo-soprano Jane Bathori, la romancière et journaliste Marie de Régnier, fille de José Maria de Heredia – et épouse d’Henri de Régnier –, qui signe Gérard d’Houville ; Helen Hessel, écrivain et essayiste, qui inspire Jules et Jim à Henri-Pierre Roché ; Gabrielle Picabia, musicienne, femme du peintre, etc. Celle à qui Hélène Hoppenot s’attache le plus longuement, qui est son amie et qu’elle admire, est Adrienne Monnier. Elle trace un portrait admirable de sympathie et de précision de celle qui sut faire, avec modestie, ferveur et talent, de sa librairie de la rue de l’Odéon le centre littéraire du Paris de cette époque, renouvelant, actualisant ainsi le rôle des salons du XVIIIe siècle.

Que dire de plus de ce foisonnant volume ? Il faut s’y plonger !

À la Une du n° 11