Bien construite, l’exposition Mata Hoata du musée du quai Branly rassemble 350 objets et œuvres : sculptures, parures, récipients, rituels, instruments de musique, peintures, dessins, photographies. La créativité des artistes des Marquises, leur ingéniosité s’affirment depuis le XVIIIe siècle : les effigies sculptées, les courbes de tatouages, les déclamations, les mythes, les chants, les mélopées, les musiques, les danses. Les artistes et artisans inventent.
Mata Hoata (Arts et société aux îles Marquises), Musée du quai Branly, 37 quai Branly, Paris 7e, 12 avril-24 juillet 2016.
Catalogue sous la direction de Carol Ivory, Musée du quai Branly/Actes Sud, 320 p., 207 ill., 47 €
Les Marquises forment l’un des archipels océaniques les plus isolés au monde. Constitué de douze îles hautes principales, l’archipel est divisé géographiquement et linguistiquement en deux ensembles. Les Marquises se situent à plus de 5000 kilomètres de distance de l’Amérique et de l’Asie ; elles se trouvent à plus de 1300 kilomètres loin de Tahiti…
Proches de l’Équateur, les Marquises ont un climat chaud et humide. Y habitent 9500 Marquisiens. Dans les grandes îles hautes, les vallées sont profondes et fertiles ; les sommets des chaînes montagneuses dépassent parfois 1000 mètres ; se dressent des pitons en lave, des « aiguilles rocheuses ». Les petites îles sont actuellement désertes… La flore particulière des Marquises, les oiseaux spécifiques sont étudiés, mais le patrimoine naturel est menacé…
Cette exposition s’intitule Mata Hoata. Le mot Mata désigne le visage humain et les yeux ; en sculpture et dans les tatouages, les artistes et les artisans mettent en évidence les yeux immenses. Les traductions possibles du mot Hoata signifieraient le lumineux, le brillant, le clair, la pureté, le miroir. Mata Hoata : ce serait des regards étincelants.
Dans la société des îles Marquises, chaque Marquisien peut énumérer sa généalogie ; il peut la réciter ; il peut compter les yeux et les visages de ses ancêtres ; il peut conter les légendes de sa famille ; il établit sa place et son rang. La société marquisienne serait souple ; elle serait moins rigide que dans les autres cultures polynésiennes (comme à Hawaï et à Tahiti). L’individu marquisien s’inscrit selon son lien avec les étua (dieux et ancêtres divinisés) et avec le hakaiki (grand chef) qui est le descendant direct des dieux. Lors des cérémonies protocolaires, deux femmes âgées scandent alternativement les noms des hommes et des femmes de chaque génération… Au musée du quai Branly, un aide-mémoire (XIXe siècle) est constitué par des cordelettes tressées et nouées ; cet aide-mémoire propose les généalogies récitées.
Dans les Marquises, les meàe sont des sites religieux et funéraires ; ils sont particulièrement sacrés ; ils sont tapu, frappés d’interdits ; seuls les prêtres et leurs assistants y sont admis. Souvent les tiki (en pierre ou en bois) sont des statues anthropomorphes dans les meàe ; les espaces sacrés seraient limités, marqués par des bandelettes de tapa blanc.
Le tapu (le tabou) signifie le « statut sacré », une interdiction magico-religieuse. À la fin du XVIIIe siècle, les dirigeants portaient davantage de tatouages. Les Marquisiennes pouvaient être tapu, détenir un statut élevé, exercer un rôle influent. Elles pratiquaient la polyandrie. Vers 1838, telle femme puissante a eu dix coépoux.
Les Marquisiens croyaient en un panthéon de divinités : les créateurs ; les héros légendaires ; les demi-dieux qui régissaient divers aspect du monde naturel et veillaient sur les activités de la vie ; les ancêtres divinisés. Telle est la cosmogonie : « Atea vivait avec sa femme Atanua. Ils n’avaient pas de maison et Atanua commençait à se lasser de cette vie. […] Au début était le néant ; il se fait un gonflement. Apparaissent toute une série de paire d’étais, de poteaux (le grand et le petit, le long et le court, le tordu et le cintré), les couples des racines, les roches de diverses sortes… » Selon d’autres mythes, l’univers serait un œuf et nous baignons dans un liquide amniotique…
Les Marquisiens se nourrissaient du fruit de « l’arbre à paix » (qu’il faisaient fermenter), la noix de coco, le taro, les fruits, les poissons, les cochons, les poulets… Les artisans qualifiés construisaient les maisons et les pirogues.
La place publique (les tohua) a évolué. La place publique pouvait s’étirer sur 150 mètres et 40 mètres de large. Sa construction dépendait de la volonté du chef ; elle était la fierté de tous. C’était le lieu de rassemblement, d’échanges, de partage, de vie. Les festivités duraient plusieurs jours…
Le caractère capricieux du climat rendit le Marquisien très attentif à l’environnement et aux propriétés des sols…
Tu parcours l’exposition du musée du quai Branly. Les pilons (en roche volcanique) écrasent néanmoins la pulpe du fruit de l’arbre à pain et préparent les médicaments… En bois ou en pierre se dressent les tiki ; certains tiki comportent des cheveux humains, des coquillages, un tapa, des fibres de bourre de coco… Des cylindres creux en os humain (les ivi poo) sont sculptés ; ils sont enfilés sur des frondes ou des « trompes d’appel » en coquillage ; ils apparaissent sur des tambours, sur des éventails ; ils sont des talismans et protègent… Les armes des guerriers sont redoutables : les frondes, les massues (les ùu qui sont des casse-tête) sculptées avec les yeux des tiki, les lézards… Les éventails sont des signes de paix, des insignes de commandements, des passeports, des dons, des ornements… Certains bâtons cérémoniels (vers 1842) sont constitués de bois, de tressages de fibres, de poils de barbe blanche, de cheveux… Pour le prestige, pour le courage des guerriers, pour les fêtes, pour la séduction, les Marquisiens et les Marquisiennes choisissent les ornements de tête (nacre, écaille de tortue…), les coiffes de plumes, les ornements de poitrine, des ornements d’oreilles… Une « flûte nasale » est un bambou pyrogravé… Les échasses sont utilisées pour des danses, pour des compétitions sacrées… Tu perçois la proue sculptée d’une pirogue, l’enseigne d’un tatoueur, le bol sculpté destiné pour boire le kava (une boisson légèrement narcotique)… L’exposition se conclut par le renouveau des arts à la fin du XXe siècle et du XXIe siècle ; telle sculpture (2012) est une dent de cachalot gravée.
En 2008, le Festival des arts et des îles des Marquises est admiré dans la Polynésie. Les Marquisiens demandent « l’inscription des îles des Marquises au patrimoine mondial de l’UNESCO », à l’instar du Grand Canyon, du Vatican ou de l’île de Pâques. Ils veulent « vouloir partager des biens culturels et naturels des îles Marquises avec le reste du monde ». Un réseau culturel, une « école des savoirs » mêleraient la recherche, la formation, le tourisme. L’esthétique se trouve dans les ornements et les costumes des danses, les lignes des tatouages, les sculptures, l’infographie, l’informatique. L’immatériel est aussi partout : les mélopées d’accueil, les chants enjoués, les sons gutturaux de la « danse du cochon », les musiques contemporaines ; l’art oratoire (le tapatapa) et la langue ne sont pas perdus.
Les grands voyageurs, les peintres, les écrivains, les chanteurs ont aimé les îles Marquises… Paul Gauguin et Jacques Brel sont enterrés à Atuona dans l’île Hiva Oa. Tu as parfois relu certains textes d’Herman Melville, de Robert Louis Stevenson, de Pierre Loti, de Jack London, de Victor Segalen, d’autres.
Paul Gauguin construit en 1902 sa Maison du Jouir dans l’île Hiva Oa. Il grave deux sentences : « Soyez amoureuses, vous serez heureuses » ; « Soyez mystérieuses ». Il conseille aux femmes d’être insaisissables, secrètes. Ces ravissantes sont parfois vénales et amoureuses : « De tels yeux et une telle bouche ne pouvaient mentir. Il y a chez toutes l’amour tellement inné qu’intéressé ou pas intéressé ; c’est toujours de l’amour. » Leur corps exhale un « mélange d’odeur animale et de parfum de santal, de tiaré. » Un tableau de Gauguin s’intitule Et l’or de leur corps.
Tu écoutes la dernière chanson de Jacques Brel en 1977 : « ils parlent de la mort comme tu parles d’un fruit / Ils regardent la mer comme tu regardes un puits / Les femmes sont lascives au soleil redouté / et s’il n’y a pas d’hiver cela n’est pas l’été / La pluie est traversière elle bat de grain en grain /Quelques vieux chevaux blancs qui fredonnent Gauguin / […] Et la nuit est soumise et l’alizé se brise/ Aux Marquises/ […] Les pirogues
S’en vont les pirogues s’en viennent / […] Veux-tu que je te dise gémir n’est pas de mise / Aux Marquises. »