Voici le dernier volet du triptyque qu’Antoine de Baecque consacre à la marche. Les précédents éléments en étaient une anthologie des Écrivains randonneurs (Omnibus, 2013) et un essai d’histoire « marchée », avec La traversée des Alpes (Gallimard, 2014). Cette présente « histoire de la marche » ne refait pas ces chemins déjà parcourus, elle les double, les croise et les complète.
Antoine de Baecque, Histoire de la marche, Perrin/France-Culture, 373 p, 22 €.
L’historien ne choisit pas un plan chronologique, il ordonne son propos thématiquement, de la physiologie de la bipédie à la marche militante et politique, en passant par l’économique, le religieux, le ludique sportif et le poétique. Immobile à son bureau l’auteur, à grands pas savants, nous conduit dans des champs très divers. La mobilité pédestre de notre espèce a des motifs et des styles multiples, individuels et/ou collectifs.
Depuis l’acquisition par Homo erectus de la position redressée, la condition humaine a été pour la plupart des habitants de la Terre celle d’une très longue marche, soit dans le périmètre réduit de leurs espaces de vie, soit dans celui de migrations choisies ou contraintes. C’est depuis moins de deux siècles que nos déplacements nécessaires et de plaisir ont été pris en charge par les techniques et que la marche est devenue un loisir de masse pour compenser notre mode de travail sédentaire et la situation assise de nos longs trajets, même s’il ne faut pas oublier les marcheurs et marcheuses des pays du Sud encore contraints d’aller au puits ou de ramasser le bois.
La richesse informative de l’ouvrage n’est jamais pesante, son érudition est buissonnière dans le sens où, de proche en proche, elle passe d’un auteur de rencontre au rayon d’une bibliothèque et profite des découvertes piétonnes offertes par les bouquinistes. Ce livre est issu d’une série d’entretiens diffusés sur France-Culture durant l’été 2014, mais l’histoire immédiate a repris le propos en marche puisque Antoine de Baecque le complète en intégrant les marches des migrants du Proche-Orient dans le dédale géopolitique des Balkans depuis l’été 2015.
La bipédie fut une longue conquête évolutive qui faisait dire à André Leroi-Gourhan que notre espèce avait commencé par les pieds ; cette mouvance libéra la pensée. Ces pas premiers sont repris, pour chaque individu, de sa naissance à l’âge de 6 ans, où les caractéristiques de la marche adulte sont acquises. Le livre illustre par la suite la fécondité de cette relation entre déplacement et cognitif, de cette relation au monde, tissée d’habitudes et riche de découvertes.
La marche fut un genre de vie. La condition humaine et terrestre des peuples nomades des grands espaces est présente dans le livre. Mais le rapport des sociétés sédentaires aux peuples ayant fondé les « empires des steppes » qui ont tenu le centre de l’Eurasie est un peu absent, sans doute parce que leur mobilité était indirecte ; elle était celle de leurs montures, c’étaient des guerriers cavaliers, mais les caravanes qui les suivaient comptaient bien des marcheurs. Ces nomades ont bien troublé, pendant plusieurs siècles, la marche de l’ancien monde à l’Est comme à l’Ouest.
Dans les sociétés sédentaires la mobilité était le propre de certains métiers : les professionnels itinérants. On les retrouve et on les suit : colporteurs, bergers, saisonniers des travaux agricoles, et, évidemment, les compagnons du Tour de France. La figure du berger a fasciné les écrivains, Jean Giono depuis son observatoire de Manosque a été le dernier témoin des grands troupeaux de la transhumance en Haute-Provence : il en a saisi la virtuosité pratique et la portée poétique. Antoine de Baecque montre comment le compagnon Agricol Perdiguier fascina les écrivains romantiques en quête d’un peuple authentique et libre de ses mouvements, alors que les ateliers-casernes de la révolution industrielle fixaient les ouvriers.
Les prophètes sont des guides qui sortent des sentiers battus pour fonder une religion et sur un nouveau chemin fidélisent leurs congénères. Antoine de Baecque retrace à grands pas ces moments de révélation et ces épisodes qui jalonnent la construction itinérante d’une nouvelle croyance. D’Abraham à Mahomet les pistes des terres promises ont des traits communs : des points hauts et des points d’eau, des moments de fatigue physique et de doutes spirituels, des débats et des réconciliations fusionnelles. Les pèlerinages sont des marches qui se font sur les traces du trajet fondateur pour reprendre le message in situ, renforcer et relier le groupe des fidèles.
Antoine de Baecque rappelle opportunément, avec l’appui de Clausewitz, que le gros des armées fut le fantassin véloce. Les ordres sans réplique des grands capitaines, tels Alexandre, Napoléon et Joffre, en faisaient des marcheurs d’élite, leurs pieds et leurs jambes furent leurs armes décisives, de contournement et de surprise. Des étapes journalières de 10 lieues par jour, avec armes et barda, étaient fréquentes pour les batailles décisives. Les randonneurs civils contemporains les mieux entrainés et équipés sont des tire-au-flanc par rapport à ces routards de la Grande Armée, qui, comme le grognard bourguignon Jean-Baptiste Coignet, en quinze ans, fit l’Italie, l’Espagne, la Prusse et la Russie, en prenant soin de ses pieds endurants.
Les chapitres centraux de l’ouvrage nous ramènent dans les passages et parages connus des Alpes et de la transformation de la marche en activité de loisir de masse dans la seconde moitié du XXe siècle. Antoine de Baecque aborde en détail le registre urbain, la flânerie piétonne que les grandes villes du XIXe siècle et du début du XXe ont vu se répandre, se systématiser et se poétiser. « Je suis un piéton, rien de plus », écrivait Rimbaud à Paul Démeny. On ne demande pas à Arthur ce qui distingue le piéton du marcheur ou du promeneur, ce serait plomber ses semelles de vent. Mais on peut méditer sur ces distinctions et Antoine de Baecque amorce de subtiles nuances en suivant Mercier, Nerval, Vallès, Fargue, Breton, Debord dans leurs pérégrinations et leurs textes. Si Paris est la ville de référence, les mutations qu’elle a connues avec Rambuteau, puis Haussmann, ont accompagné son « traitement » littéraire. Cette mutation de la morphologie urbaine est en effet sensible, et un géographe comme Gracq avait su la rendre sensible à propos de Nantes, qui certes n’est pas Paris, mais qui, pour les surréalistes et Jacques Demy, a été vécue et traversée par des promeneurs qualifiés.
La marche militante, qui avait commencé par le retour contraint du roi de Versailles à Paris, et été poursuivie par les manifestations ouvrières du XIXe siècle, trouvent en Gandhi, puis en Martin Luther King, ces praticiens-théoriciens qui associent la non-violence à leur démarche. Antoine de Baecque montre très bien, en affinant nos connaissances, que Martin Luther King n’est pas seulement le prophète-rêveur du 28 août 1963 à Washington, sorte de Sinaï capitolin, et qu’il a, avec d’autres, auparavant sillonné et pris des risques dans les terres de mission du Vieux Sud.
La marche et la mort…. L’hiver 1945, dans les plaines glacées de la Pologne et de l’Allemagne, le froid, l’épuisement et les dernières cartouches des SS mirent un terme à l’horreur alors que l’immobilité forcée du régime concentrationnaire avait pris fin. Des témoignages des survivants rassemblés par Antoine de Baecque attestent de la difficulté de chacun de ces pas qui faillirent être les derniers.
La conclusion revient sur un triptyque de trois écrivains marcheurs avec d’abord Victor Segalen, dont la magnifique Équipée, sorte de « je marche donc je suis », s’achève par un accident banal et fatal dans la forêt de Huelgoat. Les pérégrinations fortes et tourmentées de Robert Walser se poursuivent jusqu’au décès dans l’apparente quiétude cantonale helvète. Et, sorte de point final d’une érudition facétieuse : l’autopsie de Horace-Bénédicte de Saussure, l’infatigable éclaireur de la marche alpestre, révèle que le secret de son endurance n’est pas une question de pieds ou de cœur mais la particularité de son intestin.