« Après le 23 avril, Shakespeare, c’est fini », me confiait un journaliste lors des commémorations du quadricentenaire de son décès le 23 avril 1616.
Shakespeare, Comédies, vol. II et III. In Œuvres complètes, tomes VI et VII. Trad. de l’anglais par Paul Bensimon, Jean-Michel Déprats, Jean-Pierre Maquerlot, Jean-Pierre Richard et Jean-Pierre Vincent. Édition publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1672 p. et 1760 p., 64 et 66 €
Denis Podalydès, Album Pléiade Shakespeare, 253 p.
Jean-Michel Déprats, Shakespeare. Que sais-je ? 127 p., 9 €
Fini ? sûrement pas quand on mesure les mois ou les années qu’il faudra pour visiter en détail le monument inauguré à cette occasion chez Gallimard : 3.500 pages imprimées sur papier bible, soit douze comédies de William Shakespeare, dont huit traduites par Jean-Michel Déprats le maître d’ouvrage, plus un album composé par Denis Podalydès, illustré des plus beaux spectacles et tableaux qu’a inspirés l’œuvre. À côté de cette somme majestueuse, un modeste et excellent Que sais-je également signé Déprats.
Chacun à sa manière, ces deux petits livres nous font partager en peu de mots l’essentiel de leur Shakespeare. Podalydès aimerait « capter le vivant, le changeant, la beauté libre de ce théâtre », et ouvre sa traque par une citation d’Ovide, le poète favori du poète : « Je me propose de dire les métamorphoses des formes en des corps nouveaux. » Format oblige, Déprats brosse d’une main rapide et sûre l’arrachement de l’époque élisabéthaine aux « derniers lambeaux de la mentalité médiévale ». Après la mort de Marlowe dans une rixe de taverne, « au seul Shakespeare étaient désormais dévolues la charge et la mission d’écrire la tragédie morale de cette époque. » L’album feuillette en images les souvenirs de l’acteur et les interprètes qui l’ont précédé dans ses rôles, de Richard II à Hamlet. Un chapitre du Que sais-je intitulé « Shakespeare après Shakespeare » raconte les voyages de l’œuvre dans l’imaginaire artistique.
Après les Tragédies, Histoires, et une première série de Comédies, les nouveaux volumes complètent le corpus dramatique. Il ne manque plus à l’édifice Pléiade qu’un étage, les poèmes, qui constitueront le tome VIII des Œuvres complètes. Le découpage obéit à diverses contraintes, de genres, de chronologie, et de nécessités commerciales. Date d’écriture et date de création étant rarement établies avec certitude, l’éditeur disposait d’une petite marge de manœuvre pour offrir au public des tomes d’attrait à peu près égal. La division en genres reprend celle du Folio de 1623 composé par les anciens camarades de Shakespeare, sans suivre leur répartition des pièces : Troilus and Cressida et Cymbeline étaient rangées parmi les tragédies, Pericles et Two Noble Kinsmen ne faisaient pas partie du recueil. Comme dans les volumes précédents, les textes anglais établis par Line Cottegnies et Gisèle Venet s’appuient sur l’édition jugée la plus fiable, de préférence la plus proche de la date d’écriture, et donnent entre crochets les passages originaux de la version écartée, ainsi qu’une liste scrupuleuse de leurs corrections.
L’infinie variété du genre quand Shakespeare s’en mêle a longtemps laissé perplexes les lecteurs français. Elle atteint des sommets au tome VII (Comédies III), qui enchaîne deux pièces aussi contrastées que Troilus et Cressida et Périclès : d’un côté une caricature grinçante de l’épopée homérique, de l’autre une plongée dans l’archéologie chrétienne du bassin méditerranéen que son ami envieux Ben Jonson, indigné par ce succès populaire, qualifiait de « vieux conte moisi ». Vient ensuite l’Antiquité britannique de Cymbeline, qui rend un hommage appuyé à la culture latine ; puis Le Conte d’hiver, entre Bohème et Sicile, où le procès d’une reine fille d’un grand roi étranger rappelle dangereusement celui de Catherine d’Aragon, qui désamarra l’Angleterre du continent catholique ; La Tempête, encore une aventure marine, dernière œuvre signée du seul Shakespeare, qu’on lit souvent comme son adieu au théâtre ; et Les Deux Nobles Cousins, écrite en collaboration avec Fletcher, inspirée d’un conte de Chaucer. Henry VIII, également co-signée Fletcher, également tardive, a été classée parmi les Histoires malgré ses affinités avec les derniers drames romanesques.
Le tome VI, ou Comédies II, regroupe sous le qualificatif « maniéristes » des pièces plus connues, plus souvent jouées (Comme il vous plaira, La Nuit des rois), popularisées par le cinéma (Beaucoup de bruit pour rien) ou l’opéra (Les Joyeuses Épouses de Windsor, avec le retour de Falstaff en bouc émissaire d’une petite communauté rurale), et deux œuvres souvent appelées « pièces à problème » (Tout est bien qui finit bien, Mesure pour Mesure, genre auquel se rattache aussi Troilus et Cressida). Le maniérisme, selon la définition déjà donnée dans Comédies I, consiste à recycler les mythes, imiter en détournant, privilégier « l’agilité de l’intellect et l’alacrité verbale ». On serait tenté de dire que ces traits s’appliquent aussi bien à toutes les comédies, voire à l’ensemble de l’œuvre de Shakespeare, si la somme de savoir offerte dans les introductions, notes et notices, la finesse des lectures, la volonté d’ouvrir des textes parfois difficiles à la compréhension et à l’imagination des lecteurs ne désarmaient les velléités critiques.
Les auteurs des notices, tous des universitaires chevronnés, s’appliquent à rendre l’érudition légère, et ils y parviennent la plupart du temps. Chacun est sensible à des aspects différents de l’œuvre, chacun a son domaine de prédilection, maniérisme et art baroque pour Gisèle Venet, alchimie, sciences et philosophie médiévales pour Margaret Jones-Davies, responsables à elles seules de huit des douze notices. Maniérisme également, subversion des idéaux courtois, des modèles littéraires anciens ou récents pour Jean-Pierre Maquerlot, qui signe à la fois la notice et la traduction de Troilus et Cressida, et la notice de Mesure pour Mesure où les conflits entre justice et clémence, bon et mauvais gouvernement sont résolus grâce aux artifices de la comédie. Henri Suhamy suit les variations de la pastorale et les leitmotive shakespeariens récapitulés dans Comme il vous plaira. Anny Crunelle explore les diverses formes d’hybridité de Deux Nobles Cousins, les liens de pouvoir et sexualité récurrents dans les pièces tardives, à la lumière des relations entre un Shakespeare vieillissant et un jeune écrivain déjà célèbre. Ces remontées aux sources reconstruisent la distance qui nous sépare en réalité de Shakespeare notre contemporain. L’enthousiasme des enquêteurs suscite parfois des pluies d’adjectifs et d’adverbes, mais comment résister au désir d’éclairer toutes les facettes d’une œuvre si complexe, si moirée ? Peut-être par la simplicité d’émotions où le poète nous entraîne en faisant appel à la logique et aux évidences du conte : « il vous faut alors éveiller votre foi. »
L’univers de la comédie échappant aux règles de la vie courante, la régie dramaturgique est confiée aux femmes, observe Gisèle Venet dans son introduction à Comédies II. Ce sont elles qui assainissent et régénèrent la communauté, ouvrant de nouveaux espaces de liberté, et rééduquant leurs hommes au passage. Rééducation amoureuse, souvent par le biais du déguisement, un costume masculin qui permet une complicité de camarades avec celui qu’elles ont choisi pour époux. Enfoncés, les clichés misogynes, pétrarquisme infantile, peur ancestrale de la femme. Au moins le temps d’une pièce. Les dénouements ménagent une trêve dans la guerre entre sexes, entre générations, entre les tenants de l’autorité et les rebelles, sans leur promettre de félicité durable. Comme le montre Henri Suhamy, les comédies empruntent nombre de leurs thèmes, déchirements politiques, luttes fratricides, haines et ambitions, amour fou, exils, à l’univers des tragédies shakespeariennes, et si elles portent « la nostalgie d’une société à la fois idéale et hiérarchisée », c’est toujours avec une note d’ironie, plus ou moins amère. Margaret Jones-Davies souligne la continuité politique entre les histoires et les romances de la fin. En effet, elles parlent du même monde, les protagonistes de Tout est bien qui finit bien en ont conscience : « La trame de nos vies est tissée d’un fil mêlé, bien et mal tout ensemble. Nos vertus deviendraient orgueilleuses, si nos fautes ne les fustigeaient pas, et nos crimes tomberaient dans le désespoir, si nos vertus ne venaient les consoler. »
Dans la version comique, la vertu des héros ne suffit pas à garantir que tout finira bien, il faut une conjonction quasi magique de hasard, d’énergie humaine et de forces mystérieuses pour tenir le mal en échec. Claudio le jeune condamné de Mesure pour Mesure passe le plus clair des cinq actes emprisonné, sous la menace d’une exécution : « Les agents du Bien n’ont plus qu’un recours », note Maquerlot, « peu recommandable puisque fondé sur le mensonge, l’espionnage, la manipulation. Mais on ne regarde pas trop aux moyens quand il s’agit de sauver deux innocents de la mort et du déshonneur. » La réconciliation finale n’est jamais parfaite. Après quelques conversions de rigueur ou de circonstance, les plus réfractaires sont neutralisés, jusqu’à la prochaine fois.
On connaît – un peu – la diversité des sources exploitées par Shakespeare. Elles sont ici méthodiquement répertoriées, et montrent avec quelle aisance il a su créer une œuvre originale, par exemple Comme il vous plaira, en empruntant ailleurs l’essentiel de son matériau et ses personnages, pour les faire jouer à contre-emploi. Certaines intrigues semblent un catalogue de situations dramatiques déjà traitées maintes fois par d’autres ou par lui-même, auxquelles il donne un tour inattendu, comme mu par un souci permanent d’expérimenter, d’innover. À des profondeurs plus inquiètes, elles saisissent chaque point névralgique où l’action menace de basculer dans la tragédie. Le long dénouement de Cymbeline parcourt l’éventail des catastrophes possibles avant de chasser les miasmes du passé. Celui de Mesure pour mesure redonne à la tolérance sa qualité de vertu après un transit troublant dans les maisons du même nom.
L’histoire scénique resitue les mises en scène les plus célèbres des comédies dans le contexte de leur époque. Si certaines notices soucieuses d’exhaustivité les énumèrent sans hiérarchie, elles ont en tout cas le mérite d’éclairer les changements d’interprétation à mesure que les sensibilités évoluent. Malvolio le puritain ambitieux, cible satirique légitime sous le règne d’Elizabeth, provoque des attendrissements imprévus chez les contemporains du Voyage sentimental. Après la Seconde Guerre mondiale, le Duc en exil devient un double tyrannique de son frère l’usurpateur, parfois interprété par le même comédien. On assiste aussi à la montée en puissance des femmes. Les désirs homosexuels voilés se déchaînent, noirceur et drôlerie s’affrontent, la modernité fait irruption à bicyclette, en voiture ou en parachute. Les genres eux-mêmes se brouillent. Podalydès voit ainsi Hamlet devenir de plus en plus fou, plus noir, plus désespéré, plus comique : « Le XXe siècle le fait passer de la névrose à la psychose, toujours en deuil, grimpant les échelons de la violence. Au-delà du tragique. »
Les pièces de la fin sont étiquetées tantôt romances, drames romanesques, ou encore comédies de la rédemption, termes marqués par les anciennes « biographies » qui distinguaient quatre phases dans la vie et l’œuvre du poète, la dernière étant celle de l’apaisement, du repentir et des réconciliations. Mais Yves Peyré le rappelle dans l’introduction à Comédies III, Shakespeare se moque de ces classifications par la voix de Polonius qui décline jusqu’à l’absurde les genres à la mode, dont la « tragédie comico-historico-pastorale, pièce avec unité ou poème sans règle. » Selon lui ces œuvres répondent sans doute à des sollicitations diverses plutôt qu’à un plan déterminé, mais il se peut que « Shakespeare ait essayé alors une nouvelle ‘période’ », et participé lors de cette phase exploratoire aux courants esthétiques et dramatiques de son temps, en les interprétant à sa manière, mêlant avec brio art et artifice, créant des « harmonies paradoxales », aux limites du monstrueux, entre le cocasse et l’horrible, répondant à la musique des sphères par « des chansons obscènes, danse de soldats et morisques de babouin. »
Les fictions hellénistiques alors en vogue dont il s’empare font une place considérable aux divinités païennes, au merveilleux, à l’émerveillement. Le fait que sa troupe ait désormais accès à une salle fermée, Blackfriars, qui pouvait accueillir des éclairages et des effets spéciaux, n’y est sans doute pas étranger : « Dans les tableaux vivants et les danses, le théâtre montre également, comme en abyme, une image de son propre art. » Cela dit, rien ne prouve que Shakespeare soit fasciné par les masques qu’il orchestre, dont il fait une critique cinglante dans Henry VIII, ou lorsqu’il moque les fabrications des artistes, ces « singes de la nature » dans Le Conte d’hiver. L’émerveillement va d’abord à la vie, « This sensible warm motion » que Claudio ne peut se résoudre à quitter, au miracle simple du retour de la végétation après l’hiver. Le renouvellement naturel des générations se paie de violents soubresauts, menaces d’inceste et de viol, tempêtes, si terribles qu’au moment des retrouvailles, « leur joie pataugeait dans les larmes ».
Plusieurs des traductions réunies ici ont déjà été jouées sur scène où elles ont fait la preuve de leur efficacité. Les nouvelles sont prêtes à la mise en bouche. On espère entendre un jour la leçon de latin des Joyeuses Épouses de Windsor, où Jean-Pierre Richard et Jean-Michel Déprats réinventent les obscénités involontaires de personnages qui « massacrent allègrement l’anglais, la logique et la syntaxe », ou le tour de force accompli par Maquerlot, qui parvient à rendre claire la langue contractée de Troilus et Cressida sans en perdre les fulgurances. Et on espère réentendre Prospero scander les enchantements de Shakespeare :
Vous elfes des collines, des ruisseaux, des lacs tranquilles et des bosquets,
Et vous qui sans laisser d’empreintes sur la grève
Poursuivez Neptune refluant, et le fuyez
Quand il revient ; vous petites marionnettes qui
Au clair de lune tracez les cercles verts, acides,
Où la brebis ne broute point ; et vous qui vous amusez
À faire croître les champignons de minuit, heureux
Quand retentit le grave couvre-feu, avec votre assistance
– Si faibles ministres que vous soyez – j’ai obscurci
Le soleil de midi, soulevé les vents rebelles,
Et entre la mer verte et la voûte azurée
Déchaîné la guerre hurlante.