Les éditions Maurice Nadeau – Les Lettres Nouvelles (dont la direction est aujourd’hui assurée par Gilles Nadeau) viennent de publier la troisième édition du livre de Jean Van Heijenoort, Sept ans auprès de Léon Trotsky. De Prinkipo à Coyoacán. Plus qu’une réédition, en elle-même indispensable car il était devenu extrêmement difficile d’avoir accès à ce précieux témoignage, il s’agit d’une nouvelle publication.
Jean Van Heijenoort Sept ans auprès de Léon Trotsky. De Prinkipo à Coyoacán. Éditions Maurice Nadeau – Les Lettres Nouvelles, 19 €, 366 p.
Le « récit » de Jean Van Heijenoort, comme l’auteur avait lui-même défini son travail dans une préface de 1978 (reproduite dans cet ouvrage) est accompagné de toute un série d’éléments nouveaux qui aident à le situer dans l’histoire politique du XXe siècle et qui éclairent la personnalité et le rôle joué par Van, – comme il était généralement nommé par ses camarades.
Il s’agit d’abord d’un témoignage passionnant et émouvant d’Esteban Volkov (Sieva), le petit-fils de Léon Trotsky, puis d’une note de Laure Van Heijenoort sur le « sort des archives de Léon Trotsky ».
L’historien Jean-Jacques Marie a par ailleurs apporté une importante contribution à cette nouvelle édition : une étude sur la « Place de Léon Trotsky dans l’histoire : mythes et calomnies » qui montre à quel point les souvenirs de Van sont liés à l’actualité dans la mesure où ils n’évoquent pas seulement « une figure historique » mais un combattant révolutionnaire dont les idées et l’action politique sont présentes dans les gigantesques conflits sociaux où se joue le sort de l’humanité. Comme l’écrit Jean-Jacques Marie « Les défenseurs du désordre existant doivent donc tenter de discréditer [Léon Trotsky] […]. Il est toujours attaqué puisqu’il affirme la nécessité de renverser un capitalisme spéculatif, capable de détruire des masses de forces productives […]. Il incarne une continuité aujourd’hui abandonnée par les partis officiels qui se réclament du « socialisme ». Cette continuité repose sur le constat que la société est toujours fondamentalement divisée entre d’un côté, des hommes et des femmes qui vendent leur force de travail pour vivre, et de l’autre, ceux qui achètent et exploitent cette force de travail en tentant de la payer le moins cher possible ; il y a donc entre ces deux classes un antagonisme fondamental et irréductible… »
Jean-Jacques Marie a prolongé cette étude par « un bref parcours biographique de Léon Trotsky » et par des « remarques complémentaires sur quelques écrits touchant à Trotsky ». Enfin cet ouvrage comprend un très riche index biographique de noms cités. Il est enrichi d’une remarquable iconographie (128 illustrations) qui concourt à en faire une réussite exceptionnelle.
Présentant ce qu’il appelle un « petit livre », Jean Van Heijenoort écrit : « J’ai vécu sept ans auprès de Léon Trotsky d’octobre 1932 à novembre 1939 […]. J’étais membre de son organisation politique et je devins son secrétaire, traducteur et garde du corps. Le petit livre que je présente n’est pas l’histoire politique de ces années-là. Ce n’est pas non plus un portrait en pied de l’homme. Ce sont des souvenirs, mes souvenirs. » Et Van ajoute : « Je m’efforcerai de ne pas répéter ici ce qui est connu […]. Je demande donc à mon lecteur une certaine connaissance des événements dont je parle. »
L’un des traits marquants de la personnalité de Van, c’est sa modestie quant au rôle qu’il a joué dans les événements qu’il évoque. Pourtant, quand il relate les aspects politiques du séjour de Léon Trotsky en France, quand il revient sur sa participation aux débats qui se menaient alors au sein du mouvement trotskyste en France ou qu’il évoque la décision d’avancer vers une nouvelle Internationale, on sent bien que ce n’est pas un « confident » de Trotsky qui parle mais un militant.
Certes, on ne trouvera pas dans Sept ans auprès de Léon Trotsky un bilan d’ensemble de ce qu’on a appelé le « tournant français ». D’une manière plus générale, Jean Van Heijenoort ne s’engage pas dans une discussion au sujet de certaines positions politiques de Léon Trotsky, ni à propos par exemple des désaccords avec le POUM, ni des divergences au sein du SWP et de la « défense » de l’URSS, ni à propos de ses choix tactiques. Ce qui n’empêche qu’à chaque fois que référence est faite à une position politique de Trotsky, elle est exacte.
Dans cette retenue joue sans aucun doute un autre facteur que la simple modestie. N’oublions pas qu’avant d’énumérer les fonctions (« secrétaire, traducteur, garde du corps »), Van commence par rappeler qu’il était membre de « l’organisation politique » de Trotsky. En 1948, il abandonna cette organisation et n’eut ensuite aucune activité politique – si ce n’est pour rétablir la vérité sur des points d’histoire du mouvement trotskyste ou défendre l’honneur de militants victimes de calomnies. Mais il se refusa à porter des jugements sur les différents courants se réclamant du trotskisme et sur leurs positions. La même réserve marque ses souvenirs, ce qui ne signifie en rien qu’ils se limitent à des aspects « personnels »
Naturellement, le « récit » de Van Heijenoort est riche en aperçus de ce qu’était la vie quotidienne à Coyoacán et lors du dernier séjour de Léon Trotsky en France. Nulle marque d’hagiographie dans le portrait de Trotsky tracé par Van Heijenoort ce qui fait ressortir encore plus la force de conviction et la fermeté de caractère du « révolutionnaire professionnel » avant tout déterminé par ses tâches de militant. Ces éléments ne prennent toute leur valeur que parce qu’ils sont pleinement inscrits dans leur contexte historique. Ainsi, à propos des conditions de vie au Mexique, Van Heijenoort écrit : « Comment faire revivre aujourd’hui, pour ceux qui ne les ont pas connues, les années trente ? Les calomnies et les persécutions staliniennes faisaient rage. L’argent manquait à un degré difficilement imaginable et le manque de moyens financiers nous paralysait pour les tâches les plus simples. »
Nombre de ceux qui ont traité de l’action de Trotsky – par exemple Isaac Deutscher – ont déploré le temps qu’il avait consacré à de « petits groupes » visant en fait la place centrale que Léon Trotsky accordait au combat pour la Quatrième Internationale. À ce sujet, Van écrit : « À l’exemple de Marx, qui, devant les propos inattendus de certains de ses disciples, avait déclaré n’être pas « marxiste », Trotsky disait parfois qu’il n’était pas » trotskiste ». En fait, » trotskiste », il l’était tout à fait, s’il l’on entend par là qu’il avait un souci constant des problèmes intérieurs des différents groupes trotskistes. La plupart du temps, chacun de ces groupes était divisé en deux ou trois fractions. Les luttes entre ces fractions, leurs alliances et leurs ruptures à l’intérieur d’un groupe ou d’un groupe à l’autre, tout cela l’occupait beaucoup. Il consacrait à ces luttes fractionnelles une grande partie de son temps, de nos énergies et de sa patience. »
Propos que reprend Esteban Volkov (Sieva) dans son témoignage, expliquant qu’à « l’époque de la lutte révolutionnaire que Léon Trotsky considérait comme la plus importante de sa vie, confrontée à la contre-révolution bureaucratique stalinienne, mon grand-père s’était fixé pour tâche principale de créer une nouvelle avant-garde révolutionnaire : la fondation de la Quatrième Internationale. Parmi ses plus proches collaborateurs, il faut citer Léon Sedov, le fils aîné de son second mariage avec Natialia Sedova, suivi immédiatement par Jean Van Heijenoort qui avait passé sept ans à ses côtés. »
Estaban Volkov rétablit ainsi la place du militant révolutionnaire Jean Van Heijenoort dont le rôle ne tient pas seulement à sa proximité avec Trotsky mais également à son activité propre. Il faut se souvenir que Van, fils d’un travailleur hollandais immigré, n’avait pu accéder à des études supérieures que parce que, dès l’école primaire, il avait obtenu des bourses et qu’après le baccalauréat, il put entrer en Mathématiques Supérieures au lycée Saint-Louis à Paris. Il devait ensuite, sans renoncer aux mathématiques, rejoindre au printemps 1932, la Ligue Communiste, l’organisation qui, en France, défendait les positions de l’Opposition de Gauche. Ce sont ses qualités militantes et intellectuelles qui amenèrent les responsables de la Ligue à lui proposer de rejoindre Trotsky à Prinkipo en Turquie.
Après la mort de Trotsky, Jean Van Heijenoort continua à militer aux États-Unis dans les rangs de la Quatrième Internationale et de sa section américaine le Socialist Workers’ Party. On lui doit notamment d’importantes contributions sur la manière dont se posa la question nationale dans les pays occupés par l’armée hitlérienne et son rapport avec la lutte pour la révolution socialiste. Certaines de ses contributions, signées Marc Loris, ont été publiées dans le revue Quatrième Internationale. On trouvera dans le numéro 26 des Cahiers Léon Trotsky (juin 1986) un hommage rendu à Van par Pierre Broué.
À la fois témoignage « personnel » et document historique, Sept ans auprès de Léon Trotsky, s’adresse à tous ceux qui veulent connaître et comprendre ce qu’a été l’œuvre et le combat de Léon Trotsky.