Variations colombiennes

« Un matin d’hiver maussade à New York le téléphone a sonné. Très tôt. A cette heure, seuls appellent les ivrognes qui se trompent de numéro ou la famille pour annoncer une mauvaise nouvelle. Je voulais croire à la première hypothèse, mais c’était Eva, ma sœur : Toño, je suis désolée de t’appeler, mais maman est morte ce matin à La Secrète ».


Héctor Abad, La Secrète. Trad. de l’espagnol (Colombie) par Albert Bensoussan, Gallimard, 408 p. 24,50 €


Ainsi s’ouvre le prodigieux roman de l’écrivain colombien Héctor Abad, qui nous saisit d’entrée en nous conduisant d’un personnage à un autre. La Secrète est le nom qui traverse tout le récit car c’est autour de cette propriété rurale, la plus belle demeure d’un gros village andin, dont les premiers propriétaires se sont enrichis par la culture du café, que va se nouer toute l’action.

Les débuts de la famille sont modestes : une simple boulangerie qui se trouve être la seule boutique du lieu et nous offre le versant initial d’une aisance obtenue peu à peu et qui débouche ici sur une multitude de brefs chapitres conduits successivement par chacun des nombreux personnages qui alternent tout au long du texte, sans recours à aucun narrateur omniscient. Chaque brève séquence se trouve ainsi identifiée en quelque sorte par l’étiquetage initial en italiques du prénom de celui ou de celle qui parle, qui écoute ou qui médite. On a là une étonnante chorale prononcée ou pensée qui échappe par la parole construite des uns et des autres à toute espèce de résumé.

Il faut visiblement lire La Secrète pour en avoir une idée exacte. On pourra voir à quel point la fiction ici touche aux racines les plus intimes de l’auteur en se rapportant au bref volume autobiographique intitulé Trahisons de la mémoire chez le même éditeur où Héctor Abad évoque avec émotion la figure de son père assassiné et commente le poème inédit de Borges qu’il a retrouvé dans la poche d’un costume du défunt.


Photo à la une : © Catherine Hélie

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