« Elle transporte un monde sans angles. » « Elles la prennent pour une boîte à musique. » Si l’on compare les deux traductions françaises de Widow Basquiat : A Memoir, de Jennifer Clement, ces phrases sont, dans la première page, les seules que Dominique Goy-Blanquet et Michel Marny ont restituées à l’identique. Même si ce n’est probablement que le fruit du hasard, il est amusant de constater qu’elles donnent bien le ton de la biographie poétique que Jennifer Clement a écrite sur Suzanne Mallouk, muse et amante de Jean-Michel Basquiat.
Jennifer Clement, En compagnie de Basquiat. Trad de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet. Denoël, 221 p., 20 €
Jennifer Clement, La Veuve Basquiat. Trad de l’anglais par Michel Marny. Christian Bourgois, 201 p., 14 €
Composé d’une centaine de chapitres très courts, ce petit livre est construit comme une frise plus ou moins chronologique de saynètes où les événements sont décrits sur un ton neutre, et tout son intérêt tient dans le style que l’auteur a adopté, un collage ou plutôt une juxtaposition de textes narratifs et de monologues attribués à Suzanne qui n’est pas sans évoquer l’esthétique graphique et musicale du New York du début des années 1980. Les phrases sont courtes, directes, et la poésie naît d’une sorte de candeur dans l’expression, reflet du regard d’enfant que Suzanne et Basquiat, pourtant accros à l’héroïne et adeptes d’une vie sexuelle débridée, posent sur le monde.
En effet, ces deux très jeunes adultes, qui se sont rencontrés à l’époque où Suzanne, fraîchement débarquée de son Canada natal, était serveuse dans un restaurant mexicain, et où Basquiat n’avait pas encore son statut de star, mènent une vie de bohème dans le New York exubérant des années pré-sida. Si l’histoire est banale pour les artistes de l’époque, encore portés par la vague de l’amour libre et de la défonce totale des années soixante-dix, la façon dont Jennifer Clement la raconte l’est beaucoup moins. Loin de la biographie hagiographique, son texte évoque plutôt les souvenirs partagés que s’échangent des copains qui pleurent la disparition trop précoce d’un des membres de la bande qu’ils formaient quand ils étaient jeunes. La nostalgie y côtoie le fou rire ou l’admiration rétrospective, mais sans aucune affectation, dans le plus parfait naturel. Porté par une grande maîtrise dans l’écriture, ce récit de quelques années charnières dans la vie de Suzanne et de Basquiat est un texte littéraire à part entière, qui va bien au-delà des canons du genre biographique.
C’est pourquoi un tel texte est extrêmement difficile à traduire : ici plus qu’ailleurs, ce n’est pas tant le sens qu’il faut rendre, mais le ton. Le propos de cet article n’est évidemment pas de comparer les qualités putatives de ces deux traductions — l’exercice ne présente aucun intérêt —, mais plutôt de voir en quoi toutes deux rendent justice à ce texte en adoptant chacune une stratégie qui lui est propre. Précisons encore que le ton est quelque chose qui se juge sur la longueur, et que les quelques phrases citées ici le sont à titre d’illustrations, et ne permettent pas de juger véritablement du rendu global. Pour ce faire — heureusement —, il faut lire ces deux traductions dans leur intégralité. Ce préambule étant posé, essayons de regarder d’un peu plus près ces deux approches en examinant l’incipit.
Jennifer Clement écrit : « She always keeps her heroin inside her beehive hairdo. The white powder hidden in the tease and spit. » Dominique Goy-Blanquet traduit cela par : « Elle range toujours son héroïne dans sa coiffure en choucroute. La poudre blanche planquée sous le crêpé-craché. ». Michel Marny par : « Elle planque toujours son héroïne dans sa choucroute. La poudre blanche cachée dans la crêpure laquée à la salive. »
Dès la première phrase, on constate que le personnage construit par le narrateur n’est pas exactement le même dans les deux cas. Le verbe « ranger » évoque quelqu’un qui vit sa consommation d’héroïne avec naturel, tandis que « planquer » place d’emblée Suzanne dans une posture plus soucieuse de la morale, des lois ou des conséquences que ses actes pourraient entraîner. Si l’on « planque », c’est soit qu’on a honte, soit qu’on ne veut pas « se faire prendre ». Autre nuance dans la caractérisation, le complément de lieu : la « coiffure en choucroute » insiste sur le fait que Suzanne est quelqu’un qui s’apprête, qui prend soin de son apparence, alors que « choucroute » est plus neutre de ce point de vue.
Dans la traduction de Dominique Goy-Blanquet, le verbe « planquer » apparaît dans la deuxième phrase, plus conforme en cela à l’original, parce qu’elle respecte la gradation « keep/hidden ». Dans celle de Michel Marny, on a au contraire une répétition sémantique (planquer/cacher), avec un verbe plus neutre, « cachée », qui est la traduction la plus commune de « hidden ». Cette répétition focalise l’attention du lecteur sur la dimension morale de l’acte de Suzanne, lui conférant peut-être une importance plus grande que celle que lui donne Jennifer Clement. Quant à « in the tease and spit », on constate que ce syntagme donne lieu à des traductions assez différentes. Le principal problème vient des connotations présentes dans la tournure employée par l’auteur. En effet, le verbe « to tease » signifie bien crêper les cheveux, et, étant donné le contexte, il est naturel que les deux traducteurs aient choisi cette acception pour le rendre. Néanmoins, « to tease » signifie également « provoquer », « taquiner », « allumer » (dans le sens d’aguicher), et, malheureusement, ce double sens se perd à la traduction, car le français n’a pas de verbe ou de nom qui recouvre simultanément toutes ces significations. Cependant, on peut quand même retrouver dans le néologisme « crêpé-craché » un peu de ce double sens, si l’on pense à l’expression figée « se crêper le chignon », qui, bien qu’elle ne signifie pas directement « provoquer », évoque du moins les conséquences qui suivent parfois une provocation. En outre, la juxtaposition avec « cracher » renforce cette image agressive. « La crêpure laquée à la salive » relève d’une lecture plus descriptive, ou si l’on veut plus explicative, de la représentation de la coiffure de Suzanne, et les termes choisis, « crêpure » et « salive », sont plus neutres du point de vue sémantique. En grossissant un peu le trait, on pourrait dire que la première traduction construit une Suzanne plus rebelle, plus excentrique et moins conformiste que la seconde.
On voit donc à quel point deux traductions, qui « disent presque la même chose », pour évoquer le titre d’un des livres qu’Umberto Eco a consacrés à la question, peuvent en réalité construire des images mentales différentes du texte qu’elles transposent. C’est en cela qu’une traduction est avant tout une lecture, et voilà pourquoi il est important de savoir qui traduit et selon quels critères. Rappelons toutefois que nous n’avons considéré que les deux premières lignes d’un texte de deux cents pages, et que ces remarques ne préjugent en rien de la qualité de l’une et l’autre de ces traductions, qui sont d’ailleurs toutes deux excellentes. Ajoutons à cela que les éditeurs ont également des attentes et des contraintes éditoriales qui vont peser sur les choix que le traducteur pourra faire. L’une des plus apparentes est le titre de l’ouvrage, qui relève exclusivement de la décision de l’éditeur, lequel suit rarement les recommandations des traducteurs. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, Denoël a traduit Widow Basquiat : A Memoir par En compagnie de Basquiat (malgré tous les efforts et les arguments de Dominique Goy-Blanquet, à qui j’ai posé la question), et Christian Bourgois par La Veuve Basquiat, qui semble plus logique.
Pour finir, je n’ai pu m’empêcher de confier ces deux phrases à notre collègue numérique de Google pour voir ce qu’il en ferait. Voici la chose : « Elle garde toujours sa coiffure de ruche d’héroïne en elle. La poudre blanche cachée dans la taquinerie et cracher. » Les traducteurs biologiques ont encore de beaux jours devant eux.