Le Vercors vu d’Angleterre

Pour les Français, Paddy Ashdown est un homme politique anglais assez original, fondateur du parti libéral-démocrate, europhile convaincu. Il fut Haut-Représentant des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine de 2002 à 2006. C’est aussi un ancien officier et un de ces diplomates-espions caractéristiques d’une certaine Angleterre, celle de John Le Carré. Ce n’est toutefois pas un historien. Rien dans sa biographie ne le prédisposait à écrire un ouvrage apportant du nouveau sur le Vercors.


Paddy Ashdown, La Bataille du Vercors. Une amère victoire. Avec la collaboration de Sylvie Young. Trad. de l’anglais par Rachel Bouyssou, Gallimard, coll. « La Suite des temps », 496 p., 27,50 €.


On sait ce que l’Américain Paxton a fait pour l’histoire de Vichy. Il a libéré le regard sur une période gênante dont la mémoire très trouble et conflictuelle empêchait les historiens français de faire leur travail. Rien de tel ici. Le Vercors porte à controverses, mais c’est une épopée, et les défaites glorieuses, depuis Vercingétorix, jalonnent notre histoire. Ashdown aurait pu se contenter d’une synthèse des meilleurs travaux, analysés sous un angle militaire. Il s’est entouré des conseils de Gilles Vergnon, l’un des historiens du Vercors qui font autorité, et de Jean-Louis Crémieux-Brilhac (le livre a paru en 2012 en Angleterre, quand l’historien de la France Libre était encore vivant).

Le livre utilise les archives du SOE (Special Operations Executive, Service des Opérations Spéciales, le service anglais chargé de la Résistance en France) et Crémieux-Brilhac a fait publier en 2004 pour la première fois la somme de Michael R. D. Foot, Des Anglais dans la Résistance. Le SOE en France 1940-1944, quarante ans après sa parution en Grande-Bretagne et longtemps interdit en France, tant la réalité de la part prise dans la Résistance par les Anglais choquait la vulgate gaulliste. Crémieux-Brilhac concluait sa préface à ce livre par ces mots : « …il faut (…) adjoindre [à la France Libre et à la Résistance intérieure en France] un troisième ensemble d’acteurs, les Anglais et plus précisément la triade formée par le SOE, la BBC et la Royal Air Force. » Il n’utilise pas les sources britanniques pour magnifier le rôle des Anglais, mais pour mieux suivre et comprendre ce qui se déroule et ce qui se joue. Le livre s’appuie aussi sur des entretiens que l’auteur ou sa collaboratrice Sylvie Young ont eus avec des témoins encore vivants.

Francis Cammaerts (pseudonyme « Roger ») était à la tête des agents du SOE. Ashdown utilise presque au jour le jour les messages radio captés entre Londres et la Résistance. C’est en écrivain qu’il trace d’excellents portraits des différents Résistants : du côté de l’armée passée à l’action clandestine, celui de Marcel Descour, officier de droite catholique, bien résumé par son pseudonyme de Bayard, toujours accompagné de son moine, dom Guétet (alias Commandant Lemoine), de Narcisse Geyer, dans son uniforme tiré à quatre épingles et se déplaçant aussi souvent que possible sur son étalon Boucaro. Il montre les militaires de l’armée d’armistice, traditionnalistes en politique comme en religion pour la plupart, et les oppositions entre ceux qui comprennent les limitations militaires des maquisards mal armés, impropres à des actions de type classique (Le Ray, Huet) et ceux qui ont une vision passéiste et rigide (Descour et Geyer).Il donne la préférence à Huet, pour sa neutralité politique (le lecteur français y voit un militaire républicain) et son jugement tactique.

Chez les civils, il croque rapidement Chavant, Léon Martin, le député-maire de Grenoble, Eugène Samuel, le pharmacien de Villard-de-Lans, quelques autres chefs civils de gauche. Il saisit très bien l’atmosphère « rad-soc », issue de la France du Front Populaire, cette Résistance civile de bistrots enfumés devant de mauvais cafés, comme celle des militaires venus, pour la plupart d’entre eux, d’une autre France et d’une autre culture. La Résistance, dans la région grenobloise, c’est vraiment « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » du poème La Rose et le Réséda d’Aragon. Ashdown le montre fort bien sans oublier les personnalités hors du commun comme l’écrivain Jean Prévost et l’architecte Pierre Dalloz. C’est lors d’une conversation entre eux, chez ce dernier, lors de l’abattage d’un noyer – conversation qu’Ashdown reconstitue à partir de solides bases documentaires – que le projet Montagnards (le nom de Résistance du Vercors) prit naissance en mars 1941.

vercors paddy ashdown

On trouve dans La Bataille du Vercors un récit chronologique classique (jour par jour, pour juin et juillet 1944 quand tout se joue et se perd), récit où la formation militaire d’Ashdown et la tradition anglaise de l’histoire militaire, celle de John Keegan et d’Antony Beevor, montrent leur pertinence. En effet, tant sur le terrain qu’à Londres et plus tard à Alger, le Vercors a dépendu de l’appréciation des militaires sur la Résistance et, sur place, des relations entre la Résistance des civils, républicains et souvent de gauche, et celle des militaires, dont beaucoup sont ce qu’on appelle aujourd’hui des vichysto-résistants.

Une des forces de cette tradition historiographique, c’est de partir du soldat pour monter aux états-majors avec une conscience aiguë du terrain où tout se joue et du moment décisif. On pourrait même dire de cette histoire qu’elle n’est pas seulement événementielle, mais qu’elle est hyper‑événementielle comme on parle d’hyper-réalisme.

Il montre ainsi le rôle des femmes, de la base au sommet. Paulette Jacquier était chef de maquis, Geneviève Blum-Gayet faisait partie du comité de combat constitué en juin 1943, À la base ; Léa Blain, qui contribua au cryptage des messages radio, et l’institutrice Rose Jarrand qui cacha des armes dans l’école du petit village de Chabottes, le payèrent de leur vie. Il y en eut beaucoup d’autres, agents de liaison, mais surtout pourvoyeuses de nourriture pour ces quelques milliers de jeunes hommes qui montèrent au maquis pour éviter le Service du Travail Obligatoire et qui firent le Vercors. Jamais Ashdown ne les perd de vue. De leur moral, de leur comportement, de leur armement dépendait, enfin de compte, tout le projet Montagnards.

Dans cette histoire, la chronologie est tout, militairement et politiquement. On suit le projet dans ses différentes phases. Il s’agissait d’abord de trouver des terrains d’atterrissage pour armer la Résistance intérieure (et c’est dans ce contexte que le plateau de Vassieux apparaîtra vite excellent), puis de base de repli possible pour des actions de sabotage et, dans la perspective d’un débarquement éventuel en Provence, le massif du Vercors pourrait servir de base offensive. Ce projet amélioré et détaillé convainquit Jean Moulin à Londres en janvier 1943, qui le porta avec beaucoup d’enthousiasme avec le général Delestraint.

Pendant cette gestation, la disparition de la zone libre et le Service du Travail Obligatoire drainent vers les maquis dans la montagne des milliers de jeunes gens qu’il faut nourrir et entraîner. Il faut des parachutages pour les armer. Il faut gérer les représailles des Italiens, puis des Allemands, bien aidés par la Milice. Les arrestations de Jean Moulin et de Delestraint, en juin 1943, coupent le Vercors de son lien ombilical avec la France Libre. Même si le projet Montagnards se poursuit avec l’organisation structurée des maquis (en juin 1944, on compte plus de 4000 maquisards), pour de Gaulle, il n’est plus une ardente nécessité, mais une option.

Le Vercors de la mémoire de la Résistance, celui de la dernière phase, de la « petite république » du Vercors, va du 9 juin au 24 juillet. Le 21 juillet, les maquisards, qui attendent à Vassieux les Américains, voient atterrir les planeurs allemands. Eugène Chavant, le patron de la Résistance dénonce, dans un message radio resté fameux, les chefs de la France libre, ces « criminels » et ces « lâches », « qui n’ont rien compris à la situation ». Les Allemands massacrent les habitants à Vassieux et à La Chapelle, exécutent les combattants blessés de la grotte de La Luire. Il y a, au total, plus de 450 tués, dont un tiers de civil.

Formidable récit des combats (on se croirait, par moments, dans un film de Spielberg), c’est pourtant dans son analyse de ce que devient le projet Montagnard au fil du temps, entre le politique et le militaire, au sommet, entre de Gaulle, Churchill et Roosevelt, que le livre est le meilleur. C’est dans l’appréciation des enjeux, en amont de ces quelques jours de juillet 1944 où eurent lieu les combats, et dans celle des responsabilités de ce qui, malgré le titre de l’ouvrage, peut apparaître comme une lourde défaite.

Vercors maquis

Pour les uns comme pour les autres, la Résistance intérieure est secondaire, en fin de compte. Même pour de Gaulle, qui poursuit une seule obsession, éviter que la France soit traitée en pays vaincu, occupée par les Américains et gouvernée par l’AMGOT. Au moment de la bataille du Vercors, il croit encore au projet Caïman qui impliquerait un débarquement français indépendant en Provence et une base gouvernementale dans le Massif Central. Il sera informé du net refus américain trop tard pour reporter sur le Vercors son plein engagement. Le problème de communication est au premier plan dans les jours décisifs : de Gaulle est à Alger, tous les messages radios des combattants du Vercors passent par Alger. Il n’y a donc pas de conversations directes entre le gouvernement de la France Libre et la Résistance aux moments critiques des combats. Churchill, qui aimait les opérations clandestines avait soutenu le Vercors première manière. Il se méfiait toujours certes de De Gaulle mais approuvait que la France guerrière se remît en mouvement et payât le prix du sang. Toutefois, il avait activement soutenu Tito en Yougoslavie et s’accrocha longtemps à une action décisive par la voie des Balkans.

Sur le terrain, les chefs militaires du Vercors n’ont pas retenu la leçon du maquis du plateau des Glières, en mars 1944, écrasé en quelques jours, et, en particulier, ils ont gravement sous-estimé la capacité des Gebirgsjäger [chasseurs alpins] de les attaquer par la montagne, ce qui, avec les armes lourdes, donnaient aux Allemands une inéluctable supériorité.

Finalement, ce qui signe le destin du Vercors, c’est la chronologie. Dès le début, Pierre Dalloz avait vu juste quand il n’imaginait une action offensive du Vercors qu’en appui d’un débarquement en Provence. La « République du Vercors » est prématurée, comme l’est, dans le Sud-Ouest, la prise de Tulle, qui aboutit à un drame.

L’événement est surgissement, il est irréversible et c’est ce que le type d’histoire incarné par ce livre sait non seulement raconter (ce qui serait plaisant, mais accessoire) mais analyser.

Reste une question : l’auteur donne comme sous-titre à son livre Une amère victoire, l’anglais dit cruel. Qu’entend-il par là ? En fait, c’est la plus importante bataille menée par la Résistance en Europe de l’Ouest. Elle donne à la Résistance française un certain statut et une respectabilité réelle dans un moment important pour de Gaulle. La majorité des maquisards s’exfiltrent par la montagne et vont participer à la libération de Grenoble et de Romans. C’est sans doute aussi une victoire morale, qui a donné un élan politique réel à la France d’après-guerre. Réel, ici, étant opposé à mythique. Il y a, certes, une existence mythique du Vercors, qui n’est pas un mythe univoque de courage et de patriotisme, car certains ont dit et pensé que le Vercors avait été lâché par anticommunisme. De cela, aucune archive connue ne porte la trace. Il est plus pertinent d’examiner les suites mémorielles du Vercors. Mais ceci est une autre histoire…

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