La Guerre sous des cieux imperturbables

André Pézard est à la fois connu pour son extraordinaire témoignage sur la Grande Guerre et sur les campagnes de Vauquois et pour son rôle remarquable en France dans les études italiennes. Il a en effet contribué, en tant que médiéviste italianiste, à favoriser la réception des auteurs italiens, tout particulièrement celle de Dante, mais aussi de Pétrarque et de Boccace. Il a également, en tant que traducteur de Dante, élaboré une réflexion sur la traduction qui aujourd’hui encore suscite débats et études, inventant une langue nouvelle et archaïsante. Ses travaux et notes (le fonds Pézard est entré aux Archives nationales) constituent des ressources précieuses pour les chercheurs, historiens, traducteurs, médiévistes ou encore spécialistes de littérature.


André Pézard, Nous autres à Vauquois. Éditions La Table ronde, postface de Jean Norton Cru, 362 p., 15 €.


Nous autres à Vauquois est un témoignage. Jean Norton Cru dans son essai Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, dont un extrait est donné dans cette réédition1 en postface, désigne l’œuvre de Pézard comme « la plus ambitieuse de toutes les œuvres de guerre », parce que non seulement elle répond à l’injonction de « vérité », mais aussi et surtout parce qu’elle est la seule « qui ait entrepris d’exprimer l’inexprimable, de dire l’indicible, de montrer cette vérité qui ne peut s’exprimer par des mots ». L’histoire du XXe siècle et de ses crimes de masse est passée par là, et la gageure du témoin qui doit se confronter à l’indicible est devenue un véritable lieu commun qui a vidé la formule de son sens.

Il est étonnant de constater que Jean Norton Cru, au début de son analyse, remarque que l’œuvre de Pézard, contrairement à d’autres récits (et il cite alors Genevoix, Cazin, Delvert, Pinguet, Deauville), laisse le lecteur d’abord « mal satisfait » car l’auteur ne laisse pas deviner « clairement ses intentions ». Il compare d’ailleurs le courageux qui aura lu le livre en entier à un « combattant » qui accèdera, en guise de récompense, à la « compréhension de l’œuvre », corrélat de « l’émotion » ressentie. Certes, ces mots signent la reconnaissance du texte dès sa parution, et c’est peut-être, du point de vue de l’éditeur, un gage de qualité qui est ainsi livré. Pourtant, ce n’est pas forcément la meilleure manière de servir le texte d’André Pézard, parce qu’il ne nous semble pas que la première lecture de Nous autres à Vauquois puisse laisser un lecteur « mal satisfait ». La complexité que Jean Norton Cru attribue au récit, opposée à la « simplicité » que le lecteur est censé exiger nous semble être une opposition réductrice et peu appropriée ici.

Ce texte est effectivement un chef-d’œuvre, et ce dès les premières lignes, dès les premières pages, absolument extraordinaires dans la manière qu’elles ont de contraindre leur lecteur à éprouver l’expérience de la guerre, par tous ses sens. La précision est de mise, comme nous pouvons nous y attendre pour un texte écrit dans les conditions que nous connaissons, qui plus est sous la forme d’un journal, texte que Pézard a rédigé en 1917, après avoir été blessé puis rapatrié. Mobilisé en août 1914, quelques mois après avoir été reçu à l’École normale supérieure, il rejoint en janvier 1915 le 46e régime d’infanterie sur le front d’Argonne. Le lendemain, il gravit la butte de Vauquois pour dix-huit mois de calvaire, dix-huit mois de lutte acharnée marquée par, outre les grenades, les lance-flammes, et les marmites, l’usage des mines dans les galeries, responsables de l’ensevelissement de centaines de soldats. Ce texte est d’une richesse indiscutable pour les historiens, dans tous les détails qu’il livre sur les positions des soldats, sur leurs mouvements, sur les conditions matérielles dans lesquelles ils (sur)vivent, sur les conséquences des conditions météorologiques etc.

Pezard article

André Pézard témoigne aussi de ses qualités humaines malgré les difficultés qui l’assaillent et de sa bienveillance pour ceux qu’il dirige. Lorsque nous savons combien ce sous-lieutenant puis lieutenant est alors jeune, et inexpérimenté, nous sommes frappés par ses accès de lucidité et d’honnêteté qui frisent le désespoir : « Tout d’un coup, je me trouve odieux, à la fois dur et lâche. J’ai beau être debout quand les autres se collent aux meurtrissures ignobles du sol, je profite de mon grade et de l’assentiment muet de mes chefs pour injurier des misérables qui font le gros dos devant la mort affreuse ; écœuré, tout en sachant qu’il n’y a plus d’autre moyen, je jette sans cesse, comme un énergumène, deux ou trois insultes, toujours les mêmes, mais de plus en plus abjectes ; j’outrage de pauvres gens parmi tous les morts. »

Nous autres à Vauquois est également d’une richesse indiscutable pour tous ses lecteurs, non pas parce qu’il « exprime l’inexprimable », mais parce qu’il incarne la monstruosité, dans la chair de ses mots, de ses formules. Et c’est dans l’hébétude que le lecteur traverse ces pages, soumis lui aussi à des mouvements qu’il ne peut comprendre, comme s’il s’enfonçait dans cette lecture sans vision surplombante, sans narrateur bienveillant qui accepterait de le guider. Mais c’est bien là l’intention de Pézard (si intention il y a, ce qui est discutable). Grâce à la langue dans laquelle s’énonce le témoignage, l’empathie s’élabore entre le lecteur et le soldat, et s’éprouve physiquement. André Pézard, par le soin qu’il porte à la formule, rend compte à chaque page de la manière dont chaque soldat, jouet d’un destin qui le dépasse, s’englue dans la boue et la mort, ne comprend pas où il est, ce qu’il fait, lutte, peu ou prou, contre la somnolence et l’abrutissement.

La multiplication des détails contribue à la désorientation du lecteur, et tout comme le soldat, il se raccroche à ce qu’il peut voir, sentir, renonçant au sens pour favoriser les sensations : « Quatre heures et demie. Depuis cinq ou six quarts d’heure, des obus glissent par intervalles, au-dessus de nous, avec un bruit soyeux. Ils se suivent patiemment, doucement, dans la pluie menue. Ils semblent perdus sous ce ciel monotone ; ils hésitent à tomber parmi toute cette boue. Chacun a l’air de chercher un chemin pour son compte, en gémissant. On vient de nous donner les mêmes ordres qu’hier. Baïonnette au canon, nous nous enlisons de plus en plus dans nos tranchées, sans rien voir. » Et l’auteur n’hésite pas à parsemer son texte de vers, qui pointent comme des fulgurances vers une humanité qui semble oubliée : « À un pas derrière nous, le silence mou retombe. Tout bruit est demeuré là-haut, avec nos morts. »

On a rarement pu lire un témoignage de cette qualité poétique, et la poésie ici est entièrement au service de la monstruosité et de l’horreur. Lautréamont n’est pas loin dans certaines évocations : « La poussière tombe, lasse de chaleur. À peine l’air cesse-t-il d’être battu et déchiré, que la pestilence aride des morts s’y épanche derechef comme une mer étale. La paix puante de Vauquois s’écrase et brûle. Dans notre gorge, semble refluer une haleine charogneuse, soufflée par cent bouches noires de fièvre ; on pense vomir ses entrailles soulevées en houle grasse et chaude jusqu’aux dents. Perdue parmi les pierrailles, une vieille jambe traîne, toute brune. Le jour s’éternise, délire éclatant et muet. »

C’est peut-être alors de la tragédie que relève Nous autres à Vauquois, de cette tragédie dominée par les cieux imperturbables. Dans les dernières pages du récit, dans une section qui s’intitule « La mort » et qui se déroule « un jour » (et non à une date précise comme c’est le cas depuis le début du récit, qui a la forme d’un journal), André Pézard dit adieu à ses amis, et à la guerre. Se confondent alors dans ces pages bouleversantes, la nostalgie de l’amitié à jamais disparue et de la guerre : « Je deviendrai vieux, avec vous qui serez jeunes. […] Je dis à mi-voix « MES AMIS MORTS », et le battement de mes lèvres fait mouvoir des sanglots. Laissez-moi dire ceci lentement, comme est lente une pensée endolorie ; laissez-moi dire lentement, comme tombent à regret, de chères syllabes meurtries :  » Adieu, ma pauvre guerre !  » Et, c’est tout. – Adieu ma pauvre guerre. »


Voir aussi l’article d’Ulysse Baratin consacré au témoignage de Stratis Myrivilis, La vie dans la tombe.
  1.  La première édition du texte d’André Pézard date de 1918, à La Renaissance du Livre. D’autres éditions ont suivi, qui rétablissent quelques manques, et l’édition présente reprend (en ajoutant les différents paratextes) l’édition de 1974, publiée par le Comité national du souvenir de Verdun, dans laquelle André Pézard avait rétabli tous les noms de ses compagnons (désignés précédemment seulement par des initiales). Il indique d’ailleurs, dans un avertissement : « Au bout d’un demi-siècle, ce déguisement apparaît vain. Tous les morts avaient droit à leur nom, ils n’ont plus que cela et leurs parents ne souffrent plus. Il reste ici pourtant de rares initiales étoilées dont mes carnets fiévreux ou ma mémoire vieillie me refusent la traduction. »

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