Dans Les Enfances Chino, Christian Prigent faisait descendre le petit Chino dans le tableau de Goya Les Jeunes. Il y montait la pente raide de l’enfance pour mieux basculer sur celle de l’adolescence ce qui s’accomplit dans Les Amours Chino. C’est dans ce roman en vers que Christian Prigent a choisi de dire les amours comiques et lyriques de Chino, rassemblant avec éclat les émotions et les sensations d’une jeunesse joyeuse et effrénée.
Christian Prigent, Les Amours Chino. P.O.L, collection Poésie, 352 p., 15 €.
Pour Chino, l’adolescence c’est l’amour, c’est immense, et tout à coup ça va vite. Un amour, ou plutôt le souvenir d’un amour, c’est le temps d’un poème, de douze vers en trois strophes, ni plus ni moins. Ca ne prévient pas, ça arrive « Mais boum le vent la vie la ruade / vinrent avec la fillette en rade » écrit-il dans « 1967, merle + chat + fillette » et ça repart aussi vite « Ciao kiss of the death jus de rouille » (« idem, projection plane » ). Pour Chino, les amours ça va vite et c’est le bazar. Ca s’ouvre avec le chapitre « Chino paradisiaque » en 1956 et c’est le poème « pastel », ça s’achève avec « Chino palinodique » en 2014 et c’est « Nique ta mort ». Entre temps, Chino, gaga, perd un peu la tête entre toutes les filles et tous les corps : « Trop de corps trop de plein trop de viandes trop » lit-on dans « 2005, clairière avec zéro figure ».
Pour Chino, les amours, ça bouge vite, ça chamboule tout, mais ça rime toujours, même et surtout si c’est bancal comme en 1957 lors d’un « baiser volé » : « Hop bécot dans le cou stop trop co / Chon niais cuicuita l’zozio ». La rime, dans Les Amours Chino, insuffle un rythme et une musique subtiles faite de répétitions et variations comme dans le chapitre « Chino rêvasse » entre le « poème 2013, rêve à deux mains » « Lame 1 loin dans l’anus / lame / 2 : aile aigrette ou risée / Sur la tempe_ ah le friselis d’âme » et le poème « 2013, var. » « La main groin d’porc use l’âme / De zèle aigre et sourit, c’est / Mûr ! attends, frôle ce lys de dame ». Ici la rime anime la langue et la fait vivre dans tous les sens.
Faire vivre la langue, c’est ce que réussit brillamment Christian Prigent dans Les Amours Chino. Le poète fait de son matériau une véritable matière vivante et mouvante. Rien ne se fige dans Les Amours Chino, et surtout pas le sens. Si Chino se perd dans les corps des femmes, il sait aussi s’en défaire ainsi, dans le chapitre « Chino palinodique » poème n°12 « idem, palinodie » « Meurs: assez du brouhaha gaga ! ». Si l’on entend un mot dans un vers c’est pour mieux en faire surgir un autre, comme dans le poème n°4 de « Chino et ses petites amoureuses », « 1962, Contre Rousseau » : « Naisse pas un pneu raplaplat côté ro/ Ploplo ». Contre Rousseau, et contre ce que Michaux appelait la « glu » du langage, Christian Prigent écrit des amours qui se métamorphosent au fil des mots ou qui plutôt « s’anamorphosent » : « Si chaud si chaud si liquide on sue / Hâve avant que vienne aucun des vents / (…)/ Suavement comme ce mou / ventile seul les mouvements sous ». Ce travail de déformation des mots qui joue avec le bizarre fait du poète un de ces « grands anamorphoseurs » cités dans un de ses essais intitulé Aux grands anamorphoseurs. À l’instar de Théophile de Viau, E.E Cummings mais aussi Pollock ou Cézanne, Christian Prigent travaille le langage et l’image dans un « geste anamorphoseur » étourdissant.
La langue se meut, le réel se transforme, et c’est étrange et drôle à la fois : « Nausicaa osa si gaga poser / Un caca furtif dans la jeune affineuse / de cul oise ». Nausicaa, la déesse, se prête avec légèreté aux jeux de langage, offrant son corps le plus cru à celui de Chino ivre d’amour. Il est en effet question de corps au cœur de tous ces amours, mais ce que le poète parvient à faire, et c’est là peut-être son geste poétique le plus fort, c’est à faire de la langue même un corps en mouvement. En effet, le travail de la langue se confond avec les mouvements des corps, comme en 2005 dans « un peu de gymnastique » : « Mais l’athlétique extension du torse quand / Dans la torsion rétro des axes les durs / Ombos d’écu de votre buste mur / Rirent vers ces éclats d’œil où moi ten (…) ». Les corps se contorsionnent comme le langage lui même qui se « tord ». La langue redevient ce muscle que le poète façonne tout au long du roman, en même temps qu’il façonne Chino, son corps, et les corps féminins qu’il rencontre. La langue poétique et les corps des personnages ont la même légèreté joyeuse et la même puissance. D’ailleurs, la poésie des Amours Chino appelle avec une évidence rare le corps sensible du lecteur. On sent qu’elle voudrait avant tout être dite et bougée par sa voix et ses gestes pour mieux être comprise.
Dans « 2014, gros plan pré / plage / peau / Proust », le poète écrit « La profondeur c’est la peau moins que la terre ». Si l’on entend Valéry et Proust (« Pensée : soupe d’ « amour remous d’âme / (La Prisonnière ) émue » voici miam / (…) » ), c’est pour mieux sentir les remous et les remuements du langage et des corps. Christian Prigent révèle tout au long de ce roman, l’épaisseur d’une langue nourrie par ailleurs de nombreuses autres langues (du japonais à l’allemand en passant par l’anglais ), d’autres temps ( de l’Antiquité à aujourd’hui ), et d’autres poètes, penseurs, peintres et photographes. Dans Les Amours Chino, cette épaisseur, et c’est là sans doute le plus beau, se meut et se tord sans cesse, au rythme syncopé des amours et de la vie : « ah oui, car l’amour tord la vie » ( « Chino à sa dame », « 1984, ça sent l’être » ).