L’âge des ombres est une somme publiée aux Belles Lettres, fruit de la thèse d’un jeune historien Jean-Noël Tardy, qui compose, dans un regard rétrospectif, la fresque d’un XIXe siècle plus mythique qu’inquiétant, encore que les pouvoirs successifs en aient fait le cœur de leurs peurs. La ferveur supposée mystique de ces hommes traqués par l’arsenal des lois de sûreté de l’État avait fait croire à leur prolifération. Quand le mythe s’épuise, Offenbach s’en empare pour la scène des poignards de La Grande-duchesse de Gérolstein, du temps de l’Exposition Universelle de 1867.
Jean-Noël Tardy, L’âge des ombres – Complots, conspirations et sociétés secrètes. Éditions Les Belles Lettres, 672 p., 35 €
Le vaste tableau de Jean-Noël Tardy s’attache à révéler l’envers du décor de ce qui prit d’abord la forme de rassemblements de l’opposition non-parlementaire, tombant systématiquement dans l’illégalité. Dans ce domaine où les conjectures sont obligées, la tâche est ardue et la prudence de l’historien mise à rude épreuve. Au début fut la charbonnerie. Contrairement aux idées reçues, cette dernière est le fait d’élites libérales qui, après les échecs des premiers soulèvements militaires de 1820, plutôt bonapartistes, se regroupent et se cherchent en attendant de pouvoir donner une réplique politique à l’immobilisme du gouvernement ultra de Villèle.
La prise de pouvoir reste l’horizon envisagé mais les divisions internes sont multiples, et la bicéphalie permanente entre La Fayette, militaire d’Ancien-Régime et Voyer d’Argenson, plus « industriel » et compatible avec Buonarotti ; ils incarnent des histoires et des références divergentes. On retrouve alors l’épisode fondateur des Quatre sergents de La Rochelle qui moururent sans dire mot entrant, sous la plume de Balzac ou de Dumas, dans la légende.
Les nostalgiques de l’Empire à la manière du général Foy ou de Fabvier, éternels combattants des causes libérales, s’allient ou s’opposent tour à tour aux libéraux politiques modérés comme Benjamin Constant ou le professeur Victor Cousin, suspendu sous la Restauration. Ce dernier fut en peine d’expliquer que le complot était imparable, nécessairement victorieux alors que lui-même prenait le chemin de l’Italie. Mal lui en prit, c’est sur délation qu’il fut inquiété lors de son voyage en Prusse avant de se rallier à Louis-Philippe et de mener avec toute la servilité voulue sa course aux honneurs. On comprend ainsi comment une étude parfaitement nationale en principe s’inscrit spontanément dans un monde cosmopolite et européen : les fuyards, les exilés ne cessent de donner à tous ces mouvements un aspect vibrionnant.
La charbonnerie, et en général les sociétés secrètes, s’épanouirent aux frontières qui resteront les foyers privilégiés de complots multiples : le Nord, plus encore l’Alsace et Grenoble qui gardent le stigmate de l’invasion de 1815. L’autre terre des sociétés secrètes est l’ancien pays chouan qui a drainé nombre d’institutions militaires, d’Angers à Nantes et Saumur. Ces réseaux s’effritent après La Rochelle, la charbonnerie bordelaise aurait été dénoncée par Vigny lui-même. Cette carte est très suggestive des intrications et des héritages qui peuvent la construire.
Après 1834 et la répression définitive par la Monarchie de Juillet de toute opposition au régime, s’épanouissent de nouvelles structures, les Familles (de sensibilité et de langage saint-simoniens) puis les Saisons, plus secrètes et contrôlées, les unes par Buonarotti, l’héritier de Babeuf, les autres par Mazzini qui a fondé la Jeune Italie et entend mieux tenir compte des besoins nationaux. C’est lui qui a gagné, précisément parce qu’il rend le secret caduc. La tension subsiste entre des positions de repli qui favorisent le mystère et les rites intégrateurs (le poignard, le bonnet phrygien) et les sociétés plus ouvertes et capables de mener le débat public, comme la Société des Droits de l’homme qui ratissait large. Aux uns, la culture des instituants symboliques et un caractère fermé qui les séparent du mouvement social, aux autres, un caractère plus populaire. Ainsi se tricotent des formes diversement liées à « l’apocalypse du malheur » qui procèdent ou engendrent des modalités de défense sociale, d’autant que les crises économiques, parfois sévères comme en 1847, correspondent à des mouvements de fort recrutement. Les différentes données ne sont ici que peu mises en parallèle car l’histoire par objet gomme les temporalités et d’abord les moments historiques.
Lyon devient la capitale des sociétés secrètes de 1840 à 1844, sur des bases plus ouvrières et industrieuses. Leurs détracteurs diffusent l’idée de bas-fonds liés à la crapule pour des chefs d’atelier et une aristocratie des métiers avec des rituels subordonnés aux usages de la sociabilité masculine : les Voraces sont bien plus une émanation de la Croix-Rousse par les sociétés chantantes qui se politisent que le fruit d’un recrutement conçu et construit d’en haut comme dans nombre de sociétés de tradition jacobine.
Les règlements de compte se durcissent en 1848 avec l’accès au pouvoir d’anciens carbonaristes ; l’ouverture des archives de la préfecture de police qu’investit Caussidière permet aux opposants de discréditer ce monde de l’ombre, par exemple grâce au portrait de Pornin, personnage de la Montagne, une sorte de Ratapoil scandaleux entouré de prostituées : « tout ce que l’imagination la plus déréglée du marquis de Sade a pu rêver de plus hideux fut mis en pratique par cette troupe éhontée ». Plus profondément, la tension persiste entre les jacobins autoritaires et favorables aux structures centralisées qui contrôlent les recrutements par l’agrément venu d’en haut et les structures associatives qui déterminent leurs objectifs. Alors prévaut le souci d’éloigner les couches populaires et c’est fut l’histoire de la Seconde République. En réalité, depuis la loi Le Chapelier de 1791, la gauche politique ne supporte pas d’autres formes d’opérativité que la sienne.
On comprend ainsi le poids de Ledru-Rollin qui arrive au gouvernement provisoire avec ses protégés Caussidière et « l’ouvrier Albert » ; dès juillet 1848, les sociétés secrètes sont interdites (art. 13) et en 1850, la république conservatrice met en place la loi de sûreté de l’État qui mène à la répression préventive du Second Empire. Le général d’Espinasse, nouveau ministre de l’Intérieur de Napoléon III, s’exclamait : « Le corps social est rongé par une vermine dont il faut coûte que coûte se débarrasser […] ne cherchez pas, par une modération hors de saison, à rassurer ceux qui vous ont vus au ministère avec effroi », tandis que l’article 7 de la loi affirmait que « Peut être interné dans un département de l’Empire ou en Algérie, ou expulsé de territoire tout individu qui a été soit interné, expulsé ou transporté… et que des faits graves signalaient à nouveau comme dangereux ». Or l’existence politique du bonapartisme procéda elle-même du complot et des expéditions de Strasbourg et de Boulogne qui restèrent sans relais. L’autre pont aux ânes du sujet est la féroce opposition de Blanqui à Barbès et inversement, ce que Jean-Noël Tardy résume avec virtuosité. Sa qualité principale est de faire le tour des questions et de rester fiable dans ses informations, ce qui fait du livre un classique à l’heure où les vérifications patientes ne sont plus la vertu cardinale des auteurs.
Le livre traite des genres successifs des sociétés qui se mirent en place et montre que le complot qui offre une sociabilité et acculture des groupes entiers n’est pas de même nature que la recherche du coup d’État, indépendamment des orientations plus ou moins sociales des groupes concernés. Le tyrannicide, qui est encore une autre façon de déstabiliser les pouvoirs, possède aussi ses tentatives de réalisation, treize, dont l’une par une femme, Laure Grouvelle, en 1837, que l’on s’empressa de déclarer folle.
La conspiration a traversé la littérature. Elle est saluée élogieusement aux temps de la bataille d’Hernani dans Le Rouge et le Noir ou La Chartreuse de Parme comme chez le Nerval de Léo Burckhardt ; quand la parodie s’en mêle, le thème est déjà discrédité. Un titre démarqué de l’Âne mort et la femme guillotinée de Jules Janin qui avait mis fin aux drames frénétiques en 1831 le manifeste. Certes, les Mohicans de Paris de Dumas ou Paul Féval se repaissent encore de cet imaginaire, et le journal La Lune est interdit en 1867 pour avoir commis en couverture un Rocambole à tête de Napoléon III, mais le complot s’effondre devant la démocratisation des explosifs. Les attentats anarchistes fin de siècle entament une autre histoire menée par des individus aux convictions marquées, ils cèdent à la tentation du terrorisme spectaculaire fondé sur la chimie de nitrates, additionnés d’alcool et de mercure dont ils espèrent des effets déstabilisateurs.
C’est sans doute au poète, le Baudelaire des Litanies de Satan de résumer ce qui fut au cœur de la misère du siècle : « Bâton des exilés, lampe des inventeurs / Confesseur des pendus et des conspirateurs, / Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! »
Pour comprendre la vie de ces exhérédés de leur monde, on reviendra à L’Enfermé la biographie littéraire de Blanqui écrite par Gustave Geffroy qui ne rencontra jamais son héros (1855-1923) mais qui fait partie des fondateurs de l’Académie Goncourt; alors critique d’art, journaliste et romancier, il a laissé un portrait fait d’empathie qui fut publié dans la presse en 1886 puis édité en 1897. Et cela se lit indéniablement « comme un roman ».1
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Gustave Geffroy, Blanqui, L’Enfermé, L’Amourier éd., 594 p., 26 €