Chanson sud-africaine

Il arrive que le passé réapparaisse par le biais de la disparition d’un proche, d’un ami ou d’une simple « connaissance ». La fin d’une vie peut aussi révéler la singularité et le mystère du défunt comme de ceux qui l’ont connu. Le fait même d’avoir vécu et la sensation de vivre surgissent alors, comme dans L’amour a le goût des fraises, le roman de Rosamund Haden, paru en Afrique du Sud en 2014 et traduit aujourd’hui par Diane Meur.


Rosamund Haden, L’amour a le goût des fraises. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Diane Meur. Sabine Wespieser, 398 p., 24 €


Le titre du livre semblerait convenir à quelque roman à l’eau de rose ; en réalité, il est porteur d’autre chose. Il est emprunté à la chanson de Miriam Makeba, citée en exergue : « Love is fast like pinwheels flying / Love is soft like tears a-crying / Wine and spices interlaced / Love’s got a fresh strawberry taste ». La voix et la mélodie de la chanteuse populaire, née en 1932 dans le même pays que Rosamund Haden, encadrent le roman comme si, au-delà des souvenirs auxquels nous ramènent les chansons, c’était le temps lui-même de la musique qui avait un air de famille avec celui de la littérature : un temps où passé et futur se rejoignent et se condensent.

La chanson a une signification directe pour l’une des protagonistes, Stella, jeune journaliste qui doit écrire de mauvais articles : elle la renvoie à sa mère, décédée dans un accident de voiture ; néanmoins, L’amour a le goût des fraises est d’abord une histoire collective, moins à l’échelle politique qu’à celle de nos vies quotidiennes menées à un moment donné – ici, le temps de la jeunesse des personnages, dont on imagine qu’ils sont déjà devenus vieux quand tout cela se raconte, même si l’après n’est pas véritablement évoqué. Stella, Françoise, Doudou, Jude, Thimothy et Luke ont beau ne pas tous se connaître et ne pas entretenir le même type de relations, ils se rattachent les uns aux autres par leur jeunesse vécue au Cap dans l’ombre du peintre Ivor Woodall, qui pourrait être leur père.

Tous accourent à ses leçons de dessin, où Françoise, d’origine rwandaise, sera choisie par le maître pour poser nue. Une fois la mort du peintre annoncée dans les journaux, le passé commun réapparaît en compagnie du passé intime, par lequel les personnages s’extraient de l’histoire collective de « la bande d’amis ». Le roman s’ajuste à ce qu’Ivor Woodall a été pour chacun ou a fait à chacun ; la disparition de cette vedette locale vaniteuse, manipulatrice et perverse n’est pas l’occasion de célébrer le défunt ; elle sert à nous parler des vivants et de leur jeunesse.

Les rencontres, les rendez-vous, les gestes, ce qui a été dit, ce qui a été ressenti – bref, ce qui a été vécu –, tout cela est retracé de près au fil de chapitres se focalisant uniquement sur les femmes, Françoise, Doudou, Stella et Jude. Les garçons, eux, ne font que passer. Et pour cause, la manière dont ils sont entrés dans la vie est radicalement différente. Confiants, ils ont l’air de s’y amuser, d’attendre que le temps passe ; en attendant, ils draguent, ils se droguent, ils plaisantent. Pour les jeunes filles, vivre est en revanche une confrontation permanente, une interrogation, un combat. Françoise et Doudou ont fui le génocide perpétré au Rwanda ; Stella doit faire face, quant à elle, à de pénibles souvenirs mêlant Igor et sa mère. Comme l’un des garçons, le personnage de Stella va écrire des nécrologies imaginaires du peintre Igor, dont on ne sait plus s’il est mort en 2001 ou en 2022 : ce qui est arrivé peut encore et doit être déjoué, car « si l’on ôtait tous les désirs, les souhaits et les « peut-être » pour examiner les faits nus, ils se ramèneraient à un score négatif – à un hiver arctique bien en dessous de zéro ».

C’est peut-être à travers les personnages des deux sœurs rwandaises Françoise et Doudou que la justesse d’un roman parfois bavard se manifeste le mieux, car il se fait alors plus économe, sans doute plus attaché à la manière dont le passé modèle le présent et au constat qu’il est difficile de dire ce qui est arrivé dans nos vies et ce qu’on en aura fait. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’histoire du Rwanda s’introduit dans le travail de Rosamund Haden : en 2003, elle avait publié, avec un réfugié rwandais, My Name Is Honoré (chez Pearson). Peu de choses, finalement, seront dites de « leur ancienne vie » : apprendre chez les religieuses l’histoire de son pays comme si elle commençait au moment où des Européens l’ont découvert, boire un Coca au bord du lac Kivu ; et puis voir son père, tutsi, se remarier avec une femme hutue aux idées extrémistes ; fuir à travers les bananeraies, ressentir la menace, la peur, la violence physique ; enfin, s’installer dans un pays étranger. Rarement évoquée de cette manière indirecte – elle n’est pas l’objet central de la narration –, l’histoire rwandaise agit ici comme un arrière-fond à la poursuite du présent. Elle révèle, plus fortement encore que les amours passagères des uns et des autres, quelque chose du temps vécu, indissociable de la manière dont on le recompose.

La narration accumule des faits quand la description dissimule des points de vue différents, c’est sec et prenant, et pourtant une agréable impression de douceur se dégage. Quelque chose gronde, quelque chose va arriver, car on sait que la jeunesse finira, elle a déjà fini au moment de notre lecture. Rosamund Haden ne recompose pas le temps perdu de ses personnages à partir de leur vie présente, elle déploie leur passé « comme s’ils y étaient ». Au début du roman, Stella écrit ces mots sur son ordinateur : « Pensez à la nécrologie dont vous aimeriez faire l’objet. Ensuite, vivez votre vie en conséquence. »

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