Deux disparues, que l’on publie ou republie ces temps derniers. L’une, Agnès Rouzier, est morte en 1981 ; l’autre, Anne Cayre, en 2011. Ce qui les rapproche à mes yeux n’est pas, bien entendu, leur mort biologique, ce qui serait absurde. Non plus que le sujet ou l’écriture de leurs livres. Mais leur destin tragique et leur disparition-effacement, contredits, combattus par ceux qui les connurent et s’évertuent à publier une œuvre qu’ils admirent et en laquelle ils croient.
Agnès Rouzier, Non, rien. Éditions Brûlepourpoint, 142 p., 15 €
Dire, encore. Éditions Brûlepourpoint, 174 p., 15 €
CCP 31, « Dossier Agnès Rouzier », Centre international de poésie Marseille
Anne Cayre, Le Musicien de Darmstadt, suivi de Récits en rêve et Les Jours de l’Avent, L’Harmattan, coll. Amarante, 115 p., 14 €
L’Escalier, L’Harmattan, coll. Amarante, 120 p., 13,50 €
Alors que le silence entoure les livres d’Anne Cayre, Agnès Rouzier fut toujours soutenue, entourée par un cercle restreint mais fervent de lecteurs. Et publiée très tôt, en 1974, en un lieu prestigieux, la revue Change de Jean-Pierre Faye. En 1985, paraît aux éditions Seghers Le Fait même d’écrire, un volume qui rassemble la presque totalité des écrits alors connus d’Agnès Rouzier (Non, rien ; Journal I et II ; Lettres à un écrivain mort ; À haute voix…). Ce sont ces textes que réédite aujourd’hui en deux volumes distincts, dans une maquette très dépouillée, Stéphane Korvin, lui-même poète, artiste graphique, qui a fondé la maison d’édition Brûlepourpoint pour remettre en circulation des textes oubliés. La publication de la correspondance d’Agnès Rouzier, deux cent soixante-sept lettres, est en préparation.
Il y a trente et un ans, donc, Le Fait même d’écrire est envoyé à Maurice Nadeau par Pierre Rouzier, le mari d’Agnès, qui l’accompagne de ces mots : « Envoyer un livre pour qu’on en parle, bien sûr. Mais si à chaque fois, unique fois, il pouvait toucher au plus profond. Je le souhaite. » C’est moi qui me charge de l’article, l’un des tout premiers que je donne au journal de Nadeau ; il paraît en décembre 1985. Le volume, désormais introuvable, nous dit-on, est dans ma bibliothèque, et la lettre que m’envoie Pierre Rouzier pour me remercier quelque part dans mes archives. Non, rien lui est dédié. Il s’occupait, avec sa femme, de « décoration, restauration de maisons anciennes », ainsi qu’en témoigne l’en-tête du papier à lettres dont elle se servait pour sa correspondance (y compris amoureuse, avec un autre). Lui-même était probablement un grand lecteur et, apprend-on, un écrivain, dont aucun manuscrit à ce jour ne demeure, un compagnon de route digne d’Agnès Rouzier. Son « Avertissement » au Fait même d’écrire, dense et beau, commence par ces phrases : « Les êtres qui ont abandonné la rive ont toujours à nous apprendre. Ils ont pris distance. » Les textes qui suivent Non, rien (et qu’on retrouve dans l’édition de Dire, encore de 2016) devaient être, semble-t-il, à la demande de leur auteur, détruits, si l’on en croit Pierre Rouzier : « soit parce qu’ils étaient en cours, imparfaits, trop éloignés du “noyau dur” ; soit parce qu’ils n’étaient qu’une lutte sournoise pour vaincre à un moment ou à un autre l’impossibilité d’écrire ».
Le numéro du CIPM (Centre international de poésie Marseille) consacré à Agnès Rouzier nous apprend que son mari « est mort assassiné au Maroc dans les années 1990 » (Anne Malaprade, « Un visage imprononçable »). Voilà qui ne peut qu’alimenter une biographie déjà tragique et un mythe en train de se mettre en place. Le père d’Agnès Rouzier est mort en 1942 torturé par la Gestapo. Agnès a six ans ; sa mère est morte en 1944 ; elle-même, par la suite, est sujette à des crises d’épilepsie et fait des séjours en hôpital psychiatrique ; son manuscrit parvient à Jean-Pierre Faye de très rocambolesque manière ; elle a des difficultés à publier, à paraître en public ; elle est belle, elle a des échanges avec Deleuze, Jabès, Blanchot… Tout cela est valorisé, amplifié dans le numéro du CIPM qui reprend et imite la propension d’Agnès Rouzier à vouloir disparaître après être apparue en faisant d’elle une Eurydice contemporaine.
Certes, la littérature ne se nourrit pas que de textes, elle a aussi besoin de mythes, de destins torturés et de morts éclatantes, de héros, d’héroïnes. C’est que « peu à peu le mot ange disparaît de notre vocabulaire » (Non, rien).
La poésie du XXe siècle possède plusieurs héroïnes – outre Agnès Rouzier : Anne-Marie Albiach, Danielle Collobert, Alix Cléo Roubaud, surtout photographe… – dont le talent et l’éclat noir ne sont pas contestables. Qui fascinèrent, fascinent encore la communauté littéraire, le plus souvent constituée par des hommes, sensibles à leur jeunesse, à leur beauté, à leur mise en danger. « Épaisseur promise jusqu’à la damnation et que tu offres, maintenant, rédemptrice. Boîte minuscule, opaque, entre tes mains, que tu caresses, ouvres. Rien ne s’en échappe, mais t’efface, instable, au plus loin, “à presque le suicide” », écrit magnifiquement et de manière prémonitoire Agnès Rouzier dans Non, rien.
Revenons-en au texte même, car c’est lui qui importe, à mon saisissement à la lecture de Non, rien, qui « conte la rigueur d’un songe qui n’est pas rêvé, d’un labyrinthe sans énigme ». C’est un livre inclassable, comme écrit dans une sorte d’essoufflement par quelqu’un qui ne s’attarde pas, qui lance des trilles ou des appels, des cris, et qui exprime aussi bien la ferveur que l’attrait de la mort, la folie amoureuse que la folie tout court, l’expérience sexuelle effrénée, plus rêvée, semble-t-il, que vécue, et la peur du silence, avec des mots, des locutions, des expressions répétitives, des citations reprises, absorbées, enchâssées pour fabriquer « un chant liquide. Un chant limpide », bien que sans cesse heurté, brisé.
En dépit des ruptures syntaxiques (phrases interrompues, sans verbe, sans commencement) et typographiques (capitales, sauts à la ligne, parenthèses), le texte en effet coule, la narration s’invente, existe, et on la suit avec passion : « Qu’importe la chambre et ce récit qui le délivre, l’enserre : le roi dit nous voulons. Et toi, penché tu te souviens : moi-je (ou bien la rue, la pluie, les courses, le matin fatigant, et ces oranges que l’on transporte déjà fades.) », on est porté par ses répétitions, ses litanies lovées à l’intérieur de chaque séquence : « Si apprêtée qu’elle en est véridique et nue, nue à chaque vêtement, maquillage, coiffure, qui s’ajoute à chaque pas, ondulation acquise de ses hanches, chandail et sein, cadavre qui se cherche et qui s’orne (et nue, et belle, et douce, incandescente, et promise, et bonne, et lui, trop jeune, ces mythes, sur ton rail, lancés, d’autres suivent. Nous la voyons glisser vêtue de… et verte, orange ou ocre. Nous la voyons glisser). »
Le deuxième volume, Dire, encore, comporte des bonheurs, des précisions sur ce que veut Agnès Rouzier et la façon dont elle le veut. Dans son journal : « Aucune surenchère. Rien que le constat rigoureusement passionné d’un fait » ; « L’œuvre d’art est épiphanie puis retombée immédiate » ; « La persévérance de l’homme est la mort même. Une sorte d’organisation, une méticulosité qui est organisation absolue de la mort. Une mise au tombeau – dans sa pompe et ses actes.
Point à point soigneux.
Point à point soigneux, d’où, évidemment, la couleur de l’herbe. »
Quittons Agnès Rouzier pour nous tourner vers Anne Cayre, qui nous convoque aussi, bien que différemment. Je découvris son existence grâce à Bernard Noël, qui reprenait, dans son volume La Place de l’autre, son texte d’introduction à Visage de Manuel, dont la première publication date de 1999 (Apogée). J’ai conservé longtemps à part, deux ou trois ans peut-être, ce livre et le dernier, J’irais les yeux fermés (L’Harmattan, 2013), envoyés par François Dominique. Refusant de les lire ou n’y parvenant pas, comme trop brûlants, ou dangereux. Tellement le malheur qu’ils expriment est grand : la perte d’un enfant dans l’un, une adolescence saccagée dans l’autre. Tant sont fortes les figures que je me refusais à accueillir, qui me hantaient quand même. « La douleur est une forme de violence – en fait, elle est la violence même », écrit à leur sujet Bernard Noël, « une douleur dont toute la langue est la souffrance », « l’auteur […] est conduite à sacrifier son désir de projection vers l’extérieur pour entretenir la flamme renversée du cri qu’elle ne peut pousser ».
Ces propos conviennent moins aux deux derniers livres parus, qui constituent ou qui construisent des univers distincts de la biographie tout en s’en inspirant, avec la précision hallucinée d’un somnambule. Dans Le Musicien de Darmstadt, l’auteur décrit des actes, donne des détails pratiques et minutieux de la réalité, tout en laissant son personnage, qui se prénomme Cécile, dans l’indéterminé : « À côté d’elle, dépliée, froissée, la carte n’arrêtait pas de dégringoler du siège. Je la replierai au prochain arrêt, pensa-t-elle agacée. La plier ? Elle n’avait jamais su plier une carte… Ni même, à vrai dire, compris l’utilité d’en avoir une… » La conductrice a pris la route sans savoir quel chemin elle doit prendre. Où va-t-elle ? À Darmstadt. Et pourquoi ? Elle ne sait pas vraiment. Sinon qu’elle part à la rencontre d’un inconnu et d’un pays dont elle ignore la langue. Tout cela n’a aucun sens, c’est elle-même qui le dit, et n’en aura en fait aucun, jusqu’à la dernière phrase, page 63. Un récit bref qui reste en nous.
De l’homme, on a d’abord la voix, au téléphone, le prénom, Georghiu, le métier, pianiste. « Elle se dit que la voix de cet homme n’était pas agréable. Trop forte. Peut-être à cause de cet accent qui hache les syllabes, ce débit saccadé. Mais c’est une voix qui l’appelait. » Elle répond donc à cet appel venu de Bucarest. La Roumanie est depuis peu débarrassée des deux tyrans, le couple Ceausescu, qui l’ont ensanglantée. L’auteur demeure impressionnée par leur exécution montrée à la télévision. Sans être convaincue du bien fondé de son voyage. « Pourquoi es-tu partie ? », murmure en elle une voix.
À l’origine de l’aventure, une action insolite. Dans les pages d’un des livres destinés à partir vers le pays meurtri en guise de réconfort et qu’un libraire a rassemblés à cet effet, elle glisse son nom et son adresse. « Et quelques semaines après… un papier gris beige dont le grain laissait apparaître des brins de bois sur lequel, trébuchant, les mots se bousculaient jusqu’à l’extrême bord où ils venaient se cogner. » Au cours de leur rencontre, l’homme lui décrit la vie dans son pays, « la peur à Bucarest, la nuit, le jour. Des loups dans la ville. Pas des hommes ». Et il lui avoue : « J’ai l’éclat de verre dans mon cœur, vous comprenez, je dois le cracher. »
Le roman L’Escalier est tout aussi impondérable. On y retrouve Cécile, également marquée par le sort des Roumains, également perdue. Mais l’autre, son vis-à-vis, cette fois une femme, l’est davantage encore. C’est une femme plus âgée, une voisine de palier, qui vient, comme elle, d’emménager. Cependant que Cécile essaie de s’installer dans une vie, un lieu nouveau, en le rendant plus agréable, par la peinture ou l’encaustique, en liant connaissance avec le voisinage, la voisine au contraire se calfeutre, méfiante, en faisant installer des verrous à sa porte. L’une remonte vers la lumière, l’autre descend jusqu’à sa perte. « À l’horloge de la cuisinière où s’affichaient treize heures deux minutes en chiffres noirs, le deux s’enfonça lentement vers le bas et disparut, tandis que dans une synchronie parfaite apparaissait et descendait un trois, tel une paupière se fermant sur le vide. »
Comme chez Jean Rhys, à qui on pense en lisant Anne Cayre, ou chez Emmanuel Bove, ce qui a lieu est désolant, précis, inexpliqué, et de surcroît enténébré. Le musicien, avec sa chevelure dressée, ses gestes désaccordés, la voisine, soupçonneuse, irascible et, pour finir, malade ou folle, vont jusqu’au bout de leur désordre, de leur désastre et de leur solitude et introduisent en nous ce même éclat de verre qui encombrait leur cœur : on ne peut pas le recracher.