En attendant Nadeau a interrogé Michael Cunningham, l’auteur des Heures et de La Maison du bout du monde, sur sa relation au conte, dont les éditions Belfond publient un recueil.
Michael Cunningham, Ils vécurent heureux, eurent beaucoup d’enfants et puis… Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne Damour. Belfond, 208 p., 19,50 €
Votre recueil de contes A Wild Swan : And Other Tales vient de sortir en France chez Belfond sous le titre Ils vécurent heureux, eurent beaucoup d’enfants et puis…
Avant toute chose, je voudrais souligner ce point : lorsqu’on lit mes livres en version originale, on lit du Michael Cunningham. Avec Ils vécurent heureux, eurent beaucoup d’enfants et puis…, vous lisez Michael Cunningham et Anne Damour, qui a traduit tous mes livres et qui est excellente, capable de reproduire ma musique. On ne dira jamais assez l’importance du traducteur. Les titres varient pas mal d’une langue à l’autre, faute de concordance exacte ; le meilleur exemple étant Specimen Days, expression qui n’a pas d’équivalent ailleurs. Chez nous, ce sont les jours où l’on apporte ses prélèvements, son flacon, au laboratoire d’analyses. Le « specimen », c’est l’échantillon, l’exemplaire, et on a cherché l’équivalent dans d’autres langues ; chez vous, en France, c’est devenu Le Livre des jours. Mais un livre n’est jamais terminé, le traducteur, le scénariste le changent, tant mieux.
Un lauréat du prix Pulitzer et du Pen/Faulkner Award qui écrit des contes, et avec humour, est-ce que cela surprend ?
Écoutez, avant comme après ces prix, je me suis toujours senti très libre d’écrire ce qui me plaît, ce qui me tient à cœur, sinon ce n’est pas la peine, mieux vaut changer de métier.
Comment vous est venue l’envie d’écrire des contes ? Est-ce après le succès de Snow Queen, avec l’exergue d’Andersen ?
D’abord, les contes enchantent notre imagination depuis notre plus tendre enfance, et même ils structurent notre imaginaire en profondeur. Les mythes et les contes donnent le sens de la beauté, des ténèbres, on les intègre au plus profond de nous. Les contes sont de grands modèles de la littérature : Anna Karénine, par exemple, dérive du conte, du schéma princesse/sorcière. Moi, j’aimais les contes très sombres, les histoires presque morbides, j’adorais le petit soldat de plomb unijambiste qui finit fondu dans le poêle. Du reste, le roman sur lequel je travaille en ce moment tourne autour d’un personnage qui s’est fait manger une jambe par une baleine. Je vous vois sourire, c’est une reprise de Moby Dick, à ma manière, le charme peut recommencer à tout moment. Cela étant, revenons à ma mère qui me lisait beaucoup de contes, mais j’en voulais toujours plus, une autre histoire, et à la fin je lui posais toujours la même question : « Et après ? » ; « Et puis quoi ? ». Elle allumait une cigarette et me disait : « C’est fini. C’est la fin ». Moi je voulais toujours poursuivre l’histoire, alors maintenant je m’y mets, j’écris la suite de mes contes préférés, je tente de répondre aux questions que je me posais, du genre : « c’est comment d’être une sorcière ? » ; « et s’il y avait un douzième prince ? ».
Quelle place les contes ont-ils dans votre œuvre ? Est-ce que vous voulez explorer les coulisses, les questions en suspens ?
En fait, pour moi, écrire des contes, c’est un délicieux dérivatif. Ce sont des explorations, des riffs. Quand j’ai un creux dans l’écriture d’un roman, je sais qu’il ne faut pas insister, forcer et faire fausse route. Je préfère laisser reposer le roman et, pour continuer à écrire, me mettre à composer des variations. J’ai d’abord improvisé un conte puis deux, trois, et me voilà avec un recueil de onze histoires. Je m’intéresse aux personnages secondaires, voire subalternes, et je leur donne vie, par exemple je prends la sorcière plutôt que Blanche-Neige. Cette sorcière à la pomme n’a-t-elle pas envie d’être croquée elle aussi ? C’est plus subtil, bien sûr. Il y a dans tout cannibalisme le désir de s’approprier le cœur et l’esprit de celui qu’on mange, sa force et son pouvoir. Lorsque je parle de la femme de l’ogre qui laisse Jack entrer, grimper et dérober le trésor de son époux, une fois ça passe, mais deux fois et même trois, voilà qui en dit long sur leur couple.
Prenez La Belle et la Bête, chacun pense au magnifique film de Cocteau, je reprends l’histoire à mon tour. Tout comme j’imagine un amoureux qui demande à sa belle de feindre le sommeil dans un cercueil de verre pour l’embrasser. Et j’ouvre l’infini des baisers. Pour moi, le conte de fées est un genre qui a toute sa noblesse : aucune raillerie, aucune condescendance de ma part, aucune parodie comme chez Robert Coover. Au contraire, ce sont des hommages. Je ne remets pas en cause la magie des contes de fées, je garde le côté enchanteur, mais j’ajoute des péripéties qui permettent d’aborder des sujets qui touchent à l’humanité. Que serait votre vie si, au lieu d’un deuxième bras, vous aviez une aile de cygne ?
Vous croyez à l’enchantement dans le monde contemporain ? La fin d’Une patte de singe est très ouverte : « il reste encore un souhait à exaucer »…
Oui, bien sûr, j’y crois ferme, et j’aime à penser que l’émerveillement existe bel et bien dans notre monde d’aujourd’hui. Par exemple, il se trouve qu’il y a de l’eau sur Mars, que nombre d’entre nous sont porteurs de l’ADN de l’homme de Neandertal. Cette magie demeure, elle est en tension avec la terreur et l’horreur.
Vous qui pervertissez malicieusement Andersen et Grimm, appréciez-vous Ann Sexton ?
Je suis content que vous me parliez d’elle car je l’aime beaucoup justement et nous avons des similitudes, la déviance – sexuelle ou autre –, une certaine perversité. Je suis très admiratif des poèmes extraordinaires d’Ann Sexton, de Transformations, j’aime l’humour décalé.
Quel est votre rapport au lecteur à travers vos personnages d’anges noirs, de solitaires et d’exclus ? Le conte « La vieille folle » s’ouvre ainsi : « C’est la solitude qui vous tue. »
Il se forme un compagnonnage entre l’écrivain et le lecteur, nous partageons un intérêt, un défi à l’imagination. Au fond, la trame narrative de tout roman traite du passage du temps, et il n’y a à la base que deux histoires : celle de l’étranger qui arrive en ville et celle du départ vers l’ailleurs, et de là va naître toute la gamme des possibles. On est toujours plus intéressé par les écueils de la vie, le nain difforme, le paria, le prince aveugle, chacun ressent la solitude, la peur de vieillir, l’abandon. Mais j’aime les fins heureuses. Andersen écrivait pour des enfants qu’il voulait sauver de l’enfer, j’écris pour divertir, pour partager.
S’agit-il de contes moraux ?
J’écris pour des gens plus intelligents que moi, je n’ai rien à leur apprendre, ils sont à même de surmonter leurs propres déboires. Mais tout bon livre montre ce que ressent viscéralement l’autre, ce qu’il pense. Toute fiction est morale, par essence : grâce à sa médiation, chacun peut être quelqu’un d’autre.
Propos recueillis par Liliane Kerjan