Quatre livres de poche : Une petite ville nazie de William S. Allen, La libraire de Penelope Fitzgerald, le Samuel Titmarsh de Thackeray et une enquête de Jack Taylor.
William S. Allen, Une petite ville nazie, trad. de l’anglais (États-Unis) par Renée Rosenthal, éditions Tallandier (Texto), Paris, 2016, 414 p., 10, 50 €.
Northeim, sujet du livre de William S. Allen, est une petite ville de Basse-Saxe, sans caractéristique particulière, sinon le nombre d’organisations militaristes et nationalistes qui y prospèrent, à l’aube des années 1930. Le gouvernement municipal fonctionne sans heurts, le budget est équilibré, la cité semble sous le signe d’une certaine harmonie, qui n’exclut pas néanmoins de fortes différences entre les classes sociales, et des divisions politiques marquées : 2000 voix environ pour le candidat social-démocrate (SPD) en 1925, plus de 3300 pour celui de droite, et 19 pour le communiste…
Ce qu’étudie avec une minutie parfois éprouvante l’historien William S. Allen, dans cet ouvrage paru en 1965, ce sont les ressorts par lesquels le parti nazi, entre 1930 et 1935, gagna et garda le pouvoir dans cette cité, qu’il rebaptise Thalburg pour ne pas embarrasser ses habitants. Allen a interrogé des témoins, dépouillé les journaux et les archives, et met en lumière combien deux facteurs furent déterminants : le peu d’intérêt de la bourgeoisie pour la défense de la République, et son vif intérêt pour la limitation du pouvoir du SPD. De meeting en manifestation, d’articles de presse en discours de leaders, Allen n’épargne rien au lecteur mais, si on frôle souvent de très près l’ennui, si on s’irrite de se trouver aussi englué dans le détail, on comprend progressivement comment il fut fait place nette pour les nazis, sans qu’il ait été nécessaire pour ces derniers de s’appuyer particulièrement sur la crise ou sur l’antisémitisme : l’anti-« rouge » a suffi.
Penelope Fitzgerald, La libraire, trad. de l’anglais par Michèle Lévy-Bram, éditions Quai Voltaire/ La Table ronde, Paris, 2016, 170 p., 14 €.
Comme nous en informe son éditeur français, Penelope Fitzgerald (1916-2000) est « titulaire des plus hautes récompenses littéraires britanniques » : de quoi faire fuir avec conviction tout lecteur peu enclin à croire que les prix sont signes de talent, sinon à la faveur d’un malentendu. C’est peut-être bien d’ailleurs ce qu’il s’est passé, car Fitzgerald est vraiment une romancière étonnante, feutrée, lentement contagieuse, qui écrit pour « ceux qui semblent être nés vaincus ou perdus, prêts malgré tout à assumer ce que le monde leur impose, mais incapables de s’y soumettre. »
Ce qui est proprement délicieux avec La libraire, c’est que l’histoire est minimaliste, et trompeuse. On pourrait naïvement croire qu’il s’agit du combat discret que mène une femme quelconque, entre deux âges, veuve et seule, dans un village de l’East Anglia, pour ouvrir et pour faire durer une librairie, en 1959. Ou de l’effet produit par l’apparition de Lolita, livre scandaleux, dans la vitrine d’un commerce considéré jusqu’alors comme honorable. Ou du rejet des excentriques, même couleur de muraille, par les notables. Certes. Toutes ces lectures sont possibles. Mais l’essentiel semble bien plutôt de célébrer en creux l’excentricité même de la vie. La splendeur dangereuse du bord de mer. Le sens des réalités que peut posséder une fillette pauvre et en pleine forme. La dinguerie fatiguée d’un gosse de riches. La part de surnaturel bruyant se tortillant dans le quotidien. Penelope Fitzgerald écrit avec une simplicité ravageuse, comme une modestie affûtée qui refuse les effets du pathos ou de la belle image. Et elle laisse résonner, chez qui est apte au silence, la vie qui va, héroïque, quelconque, blessée et prodigieuse.
William Makepeace Thackeray, Samuel Titmarsh et le grand diamant des Hoggarthy, trad. de l’anglais par Paul de Kock, éditions La Table Ronde, coll. La petite vermillon, Paris, 2016, 243 p., 8,70 €.
Indubitablement, si l’on en croit la rumeur, Thackeray fait partie des grands romanciers victoriens. Il est connu pour Le Livre des Snobs, qui en 1848 popularise le terme, La Foire aux vanités, Barry Lyndon… Le cinéma a ravivé sa notoriété, de Rouben Mamoulian à Stanley Kubrick. Samuel Titmarsh est une petite satire du monde des actionnaires, de la cupidité de l’ère matérialiste, de la bêtise entraînante du … snobisme. Fluet, bien mené, imperturbablement antisémite, et soutien serein de l’ordre du monde, dans les limites imposées par la morale élémentaire.
Victorien pour victorien, à peu près à la même époque, Dickens publie Oliver Twist. C’est plus lacrymal, c’est plus échevelé, c’est autrement plus comblant. Dans un autre registre, mais victorien tout autant, s’épanouit Anthony Trollope, qui sait si admirablement mettre en scène avec une sobriété joueuse les enjeux politiques et les empêchements intimes de son époque.
Thackeray a pour lui la simplicité narquoise propre à la satire, et une gaieté sèche qui n’est pas entièrement dénuée de charme. Mais il ne prend aucun risque, ni de pensée, ni de forme. On ne peut s’empêcher de rêver au moment où on aura tous les grands romans de Trollope à nouveau disponibles : ce sera une indication sur l’ambition du temps.
Ken Bruen, Delirium tremens. Une enquête de Jack Taylor, trad. de l’anglais (Irlande) par Jean Esch, éditions Gallimard (Folio policier), Paris, 2016, 384 p., 8,20 €.
Peu importe l’histoire, évidemment. Ce qui compte, dans les romans de Ken Bruen, ce sont les pauses et les digressions. Les échappées du narrateur, ancien flic devenu détective privé, alcoolique, triste, fâché, et prêt à aimer à la folie ce qui se laissera aimer.
Jack Taylor a un penchant pour le rock, les fragments de poèmes, les phrases énigmatiques qui se posent sur la page comme des graffitis, et pour les causes perdues. Il est possédé par le passé et par la culpabilité. Il regarde le monde, et le monde lui murmure des souvenirs, des citations, des commentaires. Jack Taylor est seul, et peuplé. C’est là un roman noir strié d’embardées qui sont autant de consolations.