Le libéralisme est pris tantôt comme une doctrine exprimant l’essence du capitalisme et la loi du profit, tantôt comme une doctrine accueillante pour le socialisme, devenu ainsi le « socialisme libéral ». Presque toutes les versions de ce dernier remontent, sans toujours le savoir, à Stuart Mill, qui est le fantôme revenant hanter sans cesse les discussions contemporaines. Raison de plus pour faire de lui notre auteur de chevet.
John Stuart Mill, Principes d’économie politique avec leurs applications en philosophie sociale. Trad. de l’anglais par Jean-Gustave Courcelle -Séneuil. Les Belles Lettres, coll. Bibliothèque classique de la liberté, 216 p., 21 €
Sur le socialisme. Trad. de l’anglais par Michel Lemosse. Les Belles Lettres, coll. Bibliothèque classique de la liberté, 152 p., 21 €
Georges Clemenceau eut beau traduire jadis son Auguste Comte et le positivisme, Louis Peisse son Système de logique, Émile Cazelles son Utilitarisme, son Autobiographie et son Assujettissement des femmes, Élie Halévy écrire La Formation du radicalisme philosophique, et il eut beau passer la fin de sa vie à Avignon (où une avenue et une piscine portent son nom), John Stuart Mill ne perça jamais en France.
Dans son Histoire de la littérature anglaise (1864), Taine lui consacre un chapitre et dépeint la conversation entre un Français et un Anglais : « Qu’avez-vous d’original ? – Stuart Mill. – Qu’est-ce que Stuart Mill ? – Un politique. Son petit écrit On Liberty est aussi bon que le Contrat social de votre Rousseau est mauvais. – C’est beaucoup dire. – Non, car Mill conclut aussi fortement à l’indépendance de l’individu que Rousseau au despotisme de l’État – Soit, mais il n’y a pas là de quoi faire un philosophe. Qu’est-ce encore que votre Stuart Mill ? – Un économiste qui va au-delà de sa science, et qui subordonne la production à l’homme au lieu de subordonner l’homme à la production. – Soit, mais il n’y a pas là non plus de quoi faire un philosophe. – Un logicien. – Bien, mais de quelle école ? – De la sienne. Je vous ai dit qu’il est original. – Est-il hégélien ? – Oh pas du tout, il aime trop les faits et les preuves ! »
Anglais, libéral, empiriste, utilitariste, logicien, anti-hégélien : ce ne sont pas des recettes pour le succès d’un philosophe en France, hier comme aujourd’hui. Pourtant, Mill a connu, depuis une décennie, un regain d’intérêt, notamment avec la traduction par Patrick Savidan des Considérations sur le gouvernement représentatif (Gallimard, 2009) et avec le serpent de mer qu’est devenu le « socialisme libéral », qu’à peu près tout le monde a voulu se réapproprier, en l’associant à des généalogies intellectuelles diverses. Quand on considère le spectre très large des doctrines politiques qui entendent mâtiner le libéralisme de socialisme, ou inversement, lesquelles vont du républicanisme au néolibéralisme1, le spectre encore plus large des doctrines morales qui entendent mâtiner l’utilitarisme – essentiellement une théorie du bien et du bonheur – de kantisme – qui est essentiellement une théorie du devoir et des droits –, et le spectre tout aussi large des doctrines économiques qui entendent mâtiner la liberté absolue du marché avec sa liberté surveillée ou régulée, on se rend compte que Stuart Mill occupe presque toutes les positions sur ces spectres. Il est lui-même le spectre du libéralisme.
Le fantôme de Mill est même revenu hanter la philosophie morale la plus libérale qui soit, dont Ruwen Ogien est en France l’un des représentants les plus connus2. Selon ce libéralisme, on doit accorder la même valeur aux voix et aux intérêts de tous, on doit adopter une neutralité stricte à l’égard des conceptions que chacun peut avoir de son bien personnel, et on doit limiter le blâme et l’intervention aux cas où un tort est causé à autrui. Ce dernier principe – le « no harm principle » (principe de non-nuisance) – est la clef de l’éthique de Mill. « Il n’est pas difficile, nous dit-il dans De la liberté (1859), de montrer, par de nombreux exemples, qu’étendre les limites de ce qu’on peut appeler la police morale, jusqu’à ce qu’elle empiète sur la liberté la plus incontestablement légitime de l’individu, est, de tous les penchants humains, l’un des plus universels. » On voit qu’on est bien loin des conceptions étroites et strictes des victoriens, auxquels l’utilitarisme millien est souvent associé. Les féministes même ont toutes les raisons de vénérer Mill pour son On the Subjection of Women (1869), même si ses arguments sont bien loin de ceux des défenseurs actuels de l’éthique du care.
Il ne semble y avoir qu’une seule doctrine millienne qui n’ait pas connu de renaissance, c’est sa conception inductive de la logique : Mill pense que le syllogisme repose sur une généralisation empirique et nie qu’il y ait une très grande différence entre induction et déduction. Mais, si l’on songe que sa conception selon laquelle les noms propres n’ont pas de connotation, mais seulement une dénotation, a été défendue par Saul Kripke et les théories de la référence directe, il n’y a quasiment aucune doctrine de Mill qui n’ait été remise au goût du jour.
Il reste encore à redécouvrir sa philosophie sociale, ce que permettent ces deux volumes. Ils appartiennent à des périodes différentes de la carrière de Mill. Les Principes d’économie politique (donnés ici dans la traduction originale en français de 1861) sont de 1849, alors que Sur le socialisme date de 1879. Cette philosophie, comme celle de Comte, rejette le constructivisme social des Lumières, et prône, comme tout libéralisme, le primat de l’individu. Mais elle est aussi fondée sur le principe rationaliste des Lumières selon lequel « la perspective du futur dépend du degré auquel les classes laborieuses puissent devenir des êtres rationnels ». Cela implique qu’elles ne le sont peut-être pas de facto. Pas plus que pour les femmes, Mill ne considère « l’avenir probable des classes laborieuses » sous un œil paternaliste.
Sa conception de la liberté implique que chacun vise sa propre perfectibilité et l’augmentation de ses intérêts (en qualité, et non pas, comme dans les calculs benthamiens, en quantité). Il était démocrate, mais il ne pensait pas que tous les votes aient la même valeur : « Some are wise, and some are otherwise », disait-il, en souhaitant donner plus de poids à ceux qui sont « wise ». Mill pense qu’une forme de gouvernement ne pourra fonctionner que dans certaines conditions. Les gens qui l’acceptent doivent y adhérer et être prêts à le défendre s’il est attaqué. Pour cela, le gouvernement doit favoriser la « vertu et l’intelligence » des gouvernés.
La démocratie, selon Mill, est le seul gouvernement qui puisse favoriser l’éducation et le caractère actif des citoyens. La participation politique des classes laborieuses – à laquelle la plupart de ses contemporains étaient hostiles – non seulement assure leur protection mais aussi les rend indépendantes. Mill soutient que le système représentatif en vigueur au parlement ne doit pas être tel que des intérêts s’exprimant en son sein soient puissants au point d’aller contre la vérité et la justice. Pour cela, Mill propose un système de représentation proportionnelle au moyen d’un système de quotas, de manière à éviter la « médiocrité collective » et ce que Tocqueville appelait la « tyrannie de la majorité ». Mill croit au pouvoir des idées : « Une personne qui a une opinion est un pouvoir social égal à 99 autres qui n’ont que des intérêts ».
C’est pourquoi il suggère que l’on rompe avec le principe « une personne un vote » et qu’on donne un vote pluriel à ceux qui ont une supériorité mentale et de richesse. C’est une forme de méritocratie, qui n’est pas sans liens avec ce que l’on appelle aujourd’hui une conception « épistémique » de la démocratie : le but de la démocratie est de favoriser la vérité, et pas l’égalité au détriment de la vérité. Les classes laborieuses, pour avoir une chance d’entrer dans le pouvoir parlementaire, doivent être éduquées. Sa position sur le socialisme, décrite dans le livre de 1879, est celle d’un « socialisme nuancé », refusant le socialisme révolutionnaire, ayant des sympathies pour les systèmes de Louis Blanc et de Proudhon, d’accord avec leurs constats sur les maux dont souffre la classe laborieuse, mais refusant leur radicalisme relativement à la propriété. Mill se sent aussi loin du libéralisme capitaliste, qui donnera lieu à ce que l’on appelle aujourd’hui le libertarianisme, que du communisme de Fourier.
En matière économique, comme le montre Alain Laurent, Mill était partisan du libéralisme du laissez-faire et au non-interventionnisme du gouvernement, mais avec des exceptions : interdiction du travail des enfants, refus des profits indus des capitalistes, assistance aux plus mal lotis (à condition de ne pas aller, comme Paul Lafargue, jusqu’à revendiquer un droit à la paresse). Il ne propose pas, nous dit Alain Laurent, un système d’allocation universelle, mais il est favorable, comme Blanc et Proudhon, à des systèmes d’entreprises autogérées où les travailleurs s’associent pour définir leurs conditions de travail et soient intéressés aux bénéfices. Il y a toutes les chances qu’il eût approuvé la loi El Khomri un siècle et demi plus tard. Mais peut-être aurait-il dit aussi qu’on peut parvenir à des résultats similaires sans loi.
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Voir la synthèse très éclairante d’Alain Policar, Le Libéralisme politique et son avenir, CNRS, 2012 ; et sur le républicanisme celle de Serge Audier, Les Théories de la république, La Découverte, 2004. En anglais, on lira les ouvrages de John Skorupski, et notamment son Cambridge Companion to Mill (Cambridge University Press, 1998) et son Why Read Mill Today (Routledge, 2006).
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Ruwen Ogien, L’Éthique aujourd’hui : Maximalistes et minimalistes, Gallimard, 2007.