Eugène Atget : photographe pour l’éternité

Les silences d’Atget : on ne pouvait rêver titre plus éloquent, pour un photographe qui ne s’est jamais exprimé sur le pourquoi et le comment de ses images, et sur qui glosèrent tant et tant de critiques avertis.


Les Silences d’Atget, Une anthologie de textes. Texte établi et présenté par Luce Lebart. Textuel, collection L’Écriture photographique. 322 p., 29€


La bibliographie chronologique que l’on trouve à la fin de l’ouvrage donne une idée de l’ampleur plumitive à l’œuvre, depuis 1928 – soit quelques mois après la mort d’Atget – jusqu’à nos jours : pas une année, ou presque, sans une ligne.

Donc, son nom d’Atget vous dit quelque chose, forcément. On passe sur une vocation de comédien ratée, le rêve d’être peintre un moment, l’incertitude d’avoir été marin, pour aller à l’essentiel : sa collaboration avec le soleil. Et de quelle façon ! C’est lui qui prit littéralement et dans tous les sens Paris en photo, des milliers d’images, tôt le matin, souvent, le quotidien de la rue sous toutes ses coutures, les petits métiers, les charrettes, les intérieurs, ouvriers, bourgeois, les hôtels particuliers, les arbres dans les parcs, tout y passe et j’en passe.

Nous sommes au début du siècle dernier, autant dire dans la préhistoire du médium, et tandis que certains jouent aux artistes retoucheurs, Atget, lui, n’y va pas par quatre chemins. Il se plante là, devant le motif : il ne réfléchit pas, il réfléchit le réel : l’homo photographicus est né.

Atget par les autres : poètes, photographes, journalistes, marchands d’art et historiens du même nom… Ils sont tantôt atgetophile, ils prennent le bonhomme par la biographie (Man Ray, Vailland, Brassaï…), tantôt atgetologue, ils scrutent alors les images jusque dans leurs moindres détails (Szarkowski, Galassi, Krauss…). Les lectures les plus éclairantes restent peut-être celles des écrivains. Mac Orlan qui touche juste en évoquant le mystère sans mystère de ses images, leur « émerveillement purement plastique », Desnos qui surligne les « visions d’un poète léguées aux poètes ».

Que donne à entendre un tel agglomérat de mots ? Qu’il en est d’abord d’Atget comme d’un personnage de roman qui aurait existé (à ce propos, on aurait aimé lire un extrait du bel Eugène Atget ou la mélancolie en photographie d’Alain Buisine). Mais encore, et c’est là peut-être l’essentiel, qu’Atget incarne à lui tout seul l’histoire de la photographie, son mouvement perpétuel, ses vents théoriques contraires, bref sa géométrie variable : fut-il artisan ? est-il devenu artiste ? a-t-il été bohème ? aurait-il voulu être documentaliste ? ne deviendrait-il pas documentariste ? De cet homme dont on a l’impression rétrospective qu’il eut une œuvre sans en avoir été l’auteur, c’est peut-être Walter Benjamin qui en a le premier et le mieux parlé : comme d’un Busoni de la photographie, un virtuose précurseur qui nous offre des images à travers lesquelles s’aperçoit la fin d’un monde ancien et le début d’une époque nouvelle, guère éloignée de notre aujourd’hui.

Jean Leroy dans « La vérité sur Atget » raconte comment Jacques Chirac, alors maire de Paris (1978) a bien voulu prendre en considération sa demande d’attribuer le nom du photographe à une rue de la capitale. C’est un improbable chemin de traverse en fait, qui commence comme par un passage et se termine en escalier, ou l’inverse, pavée de belles intentions : pas d’automobiles (on est ici comme dans le temps d’avant…), des lierres et autres végétations, le ciel pour horizon : pittoresque à souhait.

Lecteur, lis ce livre comme tu emprunterais la rue Eugène Atget : arrête-toi, lève la tête, regarde, écoute : tu entendras mieux le bruit du silence qui émane d’une œuvre pas comme les autres. Celle d’un photographe qui ne voulut pas en être un, le fut et l’est encore. Pour l’éternité dirait-on.

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