D’une rive à l’autre de la Seine, les trois salles de la Comédie-Française prolongent la saison du théâtre public au début de l’été. Elles donnent l’occasion à certains membres de la troupe de manifester une fois encore leur exceptionnelle virtuosité, avec La Demande d’emploi de Michel Vinaver par Gilles David au Studio Théâtre, Georges Dandin de Molière suivi de La Jalousie du barbouillé par Hervé Pierre au Vieux-Colombier, Britannicus de Racine par Stéphane Braunschweig à la salle Richelieu.
Michel Vinaver, La Demande d’emploi. Mise en scène de Gilles David. Studio Théâtre jusqu’au 3 juillet
Racine, Britannicus. Mise en scène de Stéphane Braunschweig. Salle Richelieu en alternance jusqu’au 23 juillet.
Michel Vinaver est l’un des rares écrivains entrés de leur vivant au répertoire de la Comédie-Française : il a vu sa pièce, L’ordinaire, reçue par le comité de lecture et représentée salle Richelieu. Fait unique : il l’a lui-même mise en scène, avec Gilone Brun. Membre de la troupe depuis peu, Gilles David était un des interprètes dirigés par l’auteur en 2009 ; cette fois il monte au Studio Théâtre La Demande d’emploi (L’Arche). Le texte date de 1971, composé peu après la grande œuvre, Par-dessus bord. Il relève de la même écriture, sans ponctuation, juxtapose des paroles diverses, montre une comparable « porosité entre les cellules professionnelles et privées. » Mais il se concentre sur un quatuor : Fage et sa femme Louise, leur fille Nathalie, Wallace, directeur du recrutement ; dans les « trente morceaux », il fait entendre alternativement chacun des personnages, le plus souvent par de brèves phrases, rarement des répliques à un interlocuteur. Il suit la dépossession d’un cadre de haut niveau, officiellement démissionnaire de son poste précédent, en réalité jeté « par-dessus bord », confronté à des méthodes alors innovantes de recrutement en même temps qu’aux problèmes d’une adolescente en crise.
Les didascalies prévoient que « les personnages sont en scène sans discontinuer. » De fait, ils ne quittent pas le plateau, mais ils sortent de l’aire de jeu à la fin de chaque séquence, marquée par un passage au noir. Très vite ils recomposent une nouvelle configuration du quatuor sur la blancheur de l’espace scénique (scénographie d’Olivier Brichet), juste perturbé dans son abstraction par la présence d’un réfrigérateur, structuré par les lumières (Philippe Lagrue) qui parfois métamorphosent les costumes (Bernadette Villard). Les comédiens, Alain Lenglet (Fage), Clotilde de Bayser (Louise), Anna Cervinka (Nathalie), Louis Arene (Wallace) gardent de bout en bout ce rythme exigeant, préservent son caractère abrupt à chaque fin de séquence, y compris la dernière, étrangère à tout dénouement, à une dramaturgie de la crise. Peut-être une certaine surenchère menace-t-elle parfois l’interprétation du DRH, explicable par les virtualités comiques du personnage, à la fois exécuteur d’une mise à la question du candidat et porteur d’une petite voix dans le for intérieur du père. Mais en une heure et demie de représentation, tous les quatre réalisent magnifiquement la performance requise par l’art de Michel Vinaver : « Nous revêtons tout le temps des défroques variées de l’homme privé, social, économique et politique. Chacun de ces avatars se réalise dans un cloisonnement du temps et de l’espace qui rend improbable la confrontation de nos diverses figures et ménage des transitions qui rendent leur succession anodine. Supprimons ces transitions, piquons ici et là des échantillons de notre quotidien, rapprochons les et nous aurons cet effet d’accéléré. »
En 1998, dans Les Trois Théâtres, Emmanuel Bourdieu avait filmé son ami Denis Podalydès, interprète de trois spectacles en une seule journée, dans trois lieux différents de la Comédie-Française : Les Fourberies de Scapin de Molière salle Richelieu, Le Legs de Marivaux au Studio Théâtre, Arcadia de Tom Stoppard au Vieux-Colombier. Sans égaler cette rare performance, Alain Lenglet quittait à vingt heures, au Studio Théâtre, le rôle de Fage et apparaissait en Monsieur de Sottenville, peu après vingt heures trente, dans Georges Dandin au Vieux-Colombier (jusqu’au 26 juin). Clotilde de Bayser traverse la rue de Rivoli et quelques siècles pour dire les premiers vers de Britannicus, prononcés par Albine, confidente d’Agrippine. Autre spécificité de la Maison : Gilles David joue actuellement en alternance dans Un Chapeau de paille d’Italie d’Eugène Labiche et Un Fil à la patte de Georges Feydeau. Hervé Pierre/ Burrhus, conseiller de Néron dans Britannicus, est le metteur en scène de Georges Dandin et de sa préfiguration farcesque, La Jalousie du barbouillé.
D’une rive à l’autre, Alain Lenglet passe du personnage du cadre au chômage à celui de nobliau de province. Mais, comme ses partenaires, il change aussi au cours du spectacle d’Hervé Pierre. Dans la seconde partie, la reprise en farce donne aux comédiens du Français l’occasion de montrer la diversité bien connue de leur registre, mais aussi la possibilité plus rare de s’en donner à cœur joie dans l’improvisation, le jeu avec le public, l’utilisation de l’actualité. Presque tous, sous des noms différents, reprennent les mêmes rôles d’une pièce à l’autre. Georges Dandin (Jérôme Pouly) devient le Barbouillé, son épouse reste Angélique (Claire de La Rüe du Can), mais ses beaux-parents (Alain Lenglet et Catherine Sauval) perdent leur titre pour n’être plus que Gorgibus et Villebrequin. Son rival Clitandre (Pierre Hancisse) s’appelle désormais Valère et la servante Claudine (Rebeca Marder) Cathau. Ils se livrent à des variations tout à fait réjouissantes, à partir de la situation identique du riche paysan entré dans une famille de nobles désargentés et trompé par sa jeune épouse. Deux acteurs changent d’emploi et suscitent le plaisir de la métamorphose. Noam Morgensztern, serviteur benêt, se transforme en docteur pédant à longue barbe postiche, qui ne jure que par Aristote et Cicéron, discourt longuement sur l’art d’éviter la prolixité. Simon Eine, dont Hervé Pierre avait déjà fait à la création en novembre 2014 un valet muet, mais omniprésent, à partir d’une brève mention dans le texte de Georges Dandin, devient un chef de troupe très responsable sur le théâtre de tréteaux. L’apport de La Jalousie du Barbouillé justifierait pleinement une autre reprise de ce beau spectacle.
La « nouvelle production » de Britannicus à la salle Richelieu constitue la première mise en scène de Stéphane Braunschweig à la Comédie-Française, sa première mise en scène d’une pièce de Racine. Elle correspond aussi à l’entrée dans la troupe de Dominique Blanc, que Patrice Chéreau avait choisie comme protagoniste de Phèdre. Stéphane Braunschweig a été formé à L’École du Théâtre national de Chaillot du temps d’Antoine Vitez, a monté Le Misanthrope, Tartuffe, a une expérience des classiques comme pédagogue. Mais dans son très riche parcours, il ne témoigne pas d’une relation privilégiée avec le répertoire du passé : « Je m’intéresse à nous, aujourd’hui, et j’essaie de me mettre en relation avec les auteurs dans le rapport qu’ils entretiennent à leur époque. », écrivait-il déjà dans Petites portes, grands paysages (Actes Sud, 2007). Cette conception se traduit par une complète actualisation de l’empire romain : « J’ai pensé aux grandes tables de réunion de l’Elysée, de la Maison-Blanche ou du Kremlin… »
En 1978, Jean-Pierre Miquel avait semblé rompre avec la tradition de Britannicus, tout en recherchant l’équivalent d’une certaine pompe dans des tenues de soirée. Cette fois les personnages portent les costumes sombres du pouvoir contemporain, y compris Agrippine en tailleur-pantalon. Bien que respectant l’alexandrin, ils échangent, au plus près d’une sorte de naturel. Cette mise en scène donne la priorité aux enjeux politiques et laisse dans l’ombre le conflit affectif entre la mère et le fils. Elle témoigne d’une grande cohérence, y compris dans la distribution de Laurent Stocker en Néron, « monstre naissant », bien entouré par Hervé Pierre (Burrhus), Stéphane Varupenne (Britannicus), Georgia Scalliet (Junie), Benjamin Lavernhe (Narcisse). Mais elle ne permet pas vraiment à Dominique Blanc de donner sa pleine mesure. Surtout elle ne peut que décevoir la partie de public réticente devant une actualisation un peu trop réductrice.