Pour une histoire de la mémoire

Depuis qu’il a révélé à la France, en 1987, son « syndrome de Vichy », l’historien Henry Rousso a fait de la mémoire collective et des politiques qui la construisent l’axe principal de ses recherches. Dans Face au passé, il expose sa méthode, revient sur des interprétations antérieures, et nous livre des aperçus lumineux des tendances récentes, en France et en Europe.


Henry Rousso, Face au passé : Essais sur la mémoire contemporaine, Belin, 328 p., 23 €


La mémoire est devenue objet d’histoire. Telle est la nouvelle qui ouvre le livre d’Henry Rousso. Nous connaissons l’histoire de l’art ou l’histoire de la guerre, il existe dorénavant une histoire de la mémoire collective. Et Henry Rousso se revendique comme un historien de la mémoire. La mémoire est une activité propre à l’être humain, nous dit-il, en reprenant la métaphore biblique des « raisins verts ». Laquelle désigne « la transmission des blessures à travers plusieurs générations ». La mémoire est d’abord un « lien affectif, parfois mystérieux, qui existe dans l’espèce humaine entre les morts et les vivants », elle « inscrit le sujet dans un collectif ». Elle est un des déterminants de son activité. Aussi l’examen de l’évolution de la mémoire est-il indispensable à qui veut faire de l’histoire.

Il est de bon ton chez les commentateurs de notre temps de dénoncer le trop-plein de mémoire, la pornographie ou la religion mémorielle, et de lui opposer l’histoire productrice de vérités. Or, pour faire l’histoire, il faut comprendre comment, dans une société et une époque donnée, circulent les représentations du passé. L’avantage de la démarche historienne d’Henry Rousso, qui peut lui aussi déplorer cette inflation mémorielle, c’est de partir des faits – « un ensemble de discours, d’attentes, de revendications, de pratiques, de politiques, de réalisations ayant pour objectifs de représenter le passé en général, et certains épisodes historiques en particulier » – et de les analyser comme des événements historiques. Il distingue nettement la mémoire de la tradition et de l’histoire, tout en soulignant que « le terme de ″mémoire″ a fini par subsumer les deux autres ».

Rousso précise à l’occasion des formules qui sont devenues du jargon de l’histoire de la mémoire : « mémorialisation » pour la mise en mémoire d’un événement ; « régime mémoriel » pour caractériser le « dispositif » ou contexte de cette mémorialisation, qui s’inscrit dans un « régime d’historicité », manière dont l’époque envisage le présent, le passé et l’avenir. Il différencie, dans la lignée du sociologue Maurice Halbwachs, la mémoire sociale et les politiques de mémoire qui se réfèrent souvent à l’histoire ; il met en valeur leurs interactions dans le cadre de l’espace public. Il rappelle comment la mémoire a besoin de l’histoire et inversement, tout en poursuivant sa réflexion sur la position inconfortable de l’historien du contemporain, question qu’il avait longuement traitée dans son livre précédent La Dernière Catastrophe (Gallimard, 2012).

Il n’y a pas d’oubli

Composé à partir d’articles remaniés, l’ouvrage aborde successivement le « passé conflictuel », la « mémoire nationale en France » et l’hypothèse d’une « mémoire transnationale ». Il revient par exemple, dans un chapitre inédit, sur la fameuse « absence » ou « occultation » de la Shoah longtemps après la guerre. Les premiers historiens de la mémoire du génocide se sont demandé pourquoi on n’en avait pas parlé plus tôt. Récemment, d’autres historiens ont remis en cause cet oubli, en citant l’impact, dès l’après-guerre, d’écrits d’auteurs catholiques, notamment. Rousso en fait une question plus générale et se demande comment une telle occultation peut être établie historiquement. Il analyse trois hypothèses : le manque constaté par les acteurs de l’époque ; la judéité des victimes non mentionnée ; l’illusion rétrospective. Il discute la notion d’oubli. « En réalité, à l’échelle de la mémoire collective, parler d’oubli au sens littéral du terme, pour un événement dramatique, n’a pas beaucoup de sens. Il y aura toujours quelqu’un qui se souvient et il y aura toujours des traces de l’événement. »

Henry Rousso revient sur l’usage de la notion de refoulement issue de la psychanalyse, qu’il a lui-même préférée à l’oubli. « C’est sans doute l’erreur ou l’imprécision que j’ai commise dans Le Syndrome de Vichy, non en usant de la métaphore du ″refoulement″ et du ″retour du refoulé″ pour parler des souvenirs des Années noires, mais en considérant qu’il s’agissait d’une ″pathologie″, laquelle devait être ″guérie″ grâce à une meilleure connaissance du passé. » À l’oubli, il préfère les silences, « car le silence suppose là encore la présence d’un souvenir et une mémoire que l’on bride volontairement ». Rectificatif qui renvoie aussi au comportement des rescapés : « Il est naïf de croire que la parole serait pour les victimes immédiatement possible et réparatrice alors qu’elle est, dans certains cas, susceptible de les menacer. » On pense ici à L’Héritage nu d’Aharon Appelfeld (1994) ou, plus anciennement, aux Bagages de sable d’Anna Langfus (1962).

Rousso est ainsi conduit à s’interroger sur d’autres « manques », à commencer par ceux que révèlent les archives et les témoignages, matériaux de base de l’historien. « La trace est par définition l’indice de ce qui a été irrémédiablement perdu. » Écrite, orale ou filmée, elle est toujours « le fruit d’un langage singulier », elle est examinée par l’historien dans le cadre « de questionnements et d’hypothèses préalables ». Ce qui demande aussi une « forme particulière de sensibilité à l’altérité ». Et c’est « la rencontre entre ces deux subjectivités » qui fait le plus question, particulièrement pour l’historien de la mémoire.

Les mémoires négatives

Dans les chapitres consacrés à la mémoire collective en France, Rousso revient sur sa notion de « résistancialisme » pour désigner une certaine mythification de la mémoire de la Résistance. Il nous offre un panorama des politiques de mémoire sous la Ve République – où l’on apprend que De Gaulle se méfiait des questions mémorielles et que François Hollande préfère la « mémoire de synthèse » –, il examine les racines du négationnisme de la Shoah. Passionnant est son chapitre sur un « double fardeau : Vichy et l’Algérie », où l’on voit l’intérêt d’une comparaison des « régimes » (mémoriel et d’historicité). Il montre, entre autres, comment dans les deux cas « la figure du héros s’est estompée progressivement au profit de celle de la victime », sans pour autant s’interroger plus avant sur ce qu’il entend par « héros » et « victimes ».

Ce qui est dommage, car ces notions occupent une place centrale dans sa distinction, à propos de la mémoire transnationale, entre « mémoire positive » et « mémoire négative ». Il cite à ce propos Reinhart Koselleck et Eric Hobsbawm, nous parle de la « charge négative » de certains événements – « le souvenir de la Shoah est devenu un marqueur de l’identité européenne » –, d’une histoire « moins optimiste » (Tony Judt), d’impossibles « bilans positifs », pour dégager une mémoire dominante aujourd’hui en Europe, « négative par son contenu mais positive dans ses objectifs ». C’est « un engagement civique et moral », qui « vise à entretenir le souvenir d’un crime dont la collectivité est directement ou indirectement coupable ou responsable, dont elle doit avoir honte et qu’elle doit réparer d’une manière ou d’une autre ». Ce qui va à l’encontre de la démarche des fondateurs de l’Union européenne, attachés à la réconciliation entre ennemis et, partant, à « une forme d’oubli officiel ».

Les deux derniers chapitres, en relatant l’évolution des politiques mémorielles de l’Europe et en Europe, soulignent la difficulté et les avatars bureaucratiques de ce paradoxe, accentués par la multiplicité des situations nationales et régionales, et par le changement du rapport au passé des sociétés contemporaines. Rejoignant les réflexions de François Hartog sur le « présentisme » des sociétés actuelles, Henry Rousso résume la question sous-jacente à sa recherche par cette formule : « Comment ″l’omniprésence du présent″ peut-elle se conjuguer avec l’obsession du passé ? » Sans répondre tout à fait à cette interrogation, ce livre stimulant nous met sur de bonnes pistes.


Image à la une : affiche de l’exposition Anselm Kiefer, l’alchimie du livre, à la BNF.

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