Je garde encore vif le souvenir de cette soirée d’automne 2013 dans le café chic près de Beaubourg où nous prîmes vite nos habitudes, lors de laquelle j’ai proposé à Pierre, avec un peu d’inconscience, de reprendre dans l’urgence la direction éditoriale de la Quinzaine littéraire, à la dérive depuis la mort de Maurice Nadeau. Il a beaucoup hésité, invoquant déjà sa fatigue, ses propres travaux. Mais en même temps je voyais bien qu’il était tenté par cette aventure éditoriale à plusieurs, par cette responsabilité qu’il aurait bien assumée seul à une autre époque, plus jeune. Il se laissa convaincre, ne serait-ce que pour répondre à l’attente des lecteurs les plus fidèles, et en mémoire de Maurice Nadeau, mais à la condition expresse de pouvoir adjoindre à notre duo Tiphaine Samoyault, dont la légitimité universitaire et personnelle lui semblait impeccable.
Pierre avait de grandes ambitions, ou plutôt de grandes exigences pour la Nouvelle Quinzaine littéraire, il se référait au Times Literay Supplement, au New York Review of Books, voire au New Yorker dont il traduisit pour nous un passionnant article, il envisageait des partenariats (par exemple avec Indice, une belle revue italienne), il eut des initiatives surprenantes et bienvenues comme un entretien avec Fabrice Luchini sur Baudelaire, il fit venir des dessinateurs de talent pour les illustrations et la couverture. Mais c’est surtout la qualité des articles qui le préoccupait lors des réunions où se concoctait la « maquette » des futurs numéros. Il gardait la tête froide et l’esprit critique, pestait contre le format routinier, il était prêt à innover, toujours plus. Il n’aimait pas les « doctrinaires », pour parler comme George Orwell, et les complaisants, à l’heure où il se passionnait pour la Chine démocratique. Et il poursuivait son œuvre propre avec ses chroniques qui, avec une impudeur maîtrisée, dévoilaient chez lui les atteintes de l’âge et de la maladie. On le sentait fragile, mais heureux de participer à cette aventure collective, et il a souffert de voir qu’elle tournait court.
Il s’est engagé pleinement dans la nouvelle expérience d’En attendant Nadeau, même si le tout-numérique le laissait – lui, un homme du livre – un peu perplexe, et la maladie, dans les derniers temps, ne l’empêchait pas de nous accueillir rue Chapon avec un plaisir manifeste pour nos réunions éditoriales. Dans une de ses dernières chroniques (« Désoccupé ») il s’interrogeait sur ses papiers personnels : « Tout garder ? Tout jeter ? Le vertige vous prend, entre sentiment de la responsabilité, et de l’inutilité de tout. Mais il mérite une pensée, le futur curieux qui (…) se réjouira en mettant enfin la main sur la photo ou le document recherchés, alors qu’il n’y aura plus de témoins vivants. »