Un piano dans le caniveau

Mary Morrissy affirme clairement son ambition : Les Révolutions de Bella Casey est une fiction qui réinterprète la vie de son héroïne. Un roman donc, celui d’un réel possible, qui prend ses couleurs et son relief sous un double éclairage : celui de l’auteur, bien sûr, mais aussi, en contrepoint, celui du frère de Bella, Sean, grâce à quelques emprunts directs à son autobiographie et à un second récit qu’il aurait écrit (récit à la troisième personne comme dans l’autobiographie).


Mary Morrissy, Les Révolutions de Bella Casey. Trad. de l’anglais (Irlande) par Aline Azoulay-Pacvon. Quai Voltaire, 306 p., 22 €


Sean O’Casey a une place de premier rang dans la littérature irlandaise, mais sa sœur demeure une figure mystérieuse. On ne sait presque rien de Bella. De quinze ans l’aînée du dramaturge, elle l’entoure d’affection en lui donnant le goût de la littérature, devient enseignante, semble promise à un bel avenir. Mais elle épouse un soldat et entame alors une dégringolade sociale que son frère semble ne jamais lui avoir pardonnée : dans les formidables autobiographies de ce dernier (six volumes publiés entre 1939 et 1954) – où bien des choses sont soumises à caution ! –, elle n’apparaît que de façon très fugace et Sean la fait mourir dès 1908, dix ans avant sa disparition réelle, au cours de l’épidémie de grippe espagnole de 1918.

La présente fiction s’ouvre à Dublin durant l’insurrection de Pâques 1916. Cloîtrés depuis deux jours, Bella et son fils partent en quête de nourriture, traversent une cité dévastée où les maisons encore debout dans Abbey Street ne sont plus que « des épaves flageolantes » et où des blessés agonisent sous leurs yeux. Et puis, comme « une vision », un piano dans le caniveau, « sublime apparition » que Bella veut à tout prix s’approprier et qui déclenche la remémoration.

Le passé resurgit : une enfance normale dans une famille assez aisée, la formation au métier de maîtresse d’école, et puis le viol par l’odieux révérend Leeper, hypocrite « préposé de Dieu » dont « les paroles pieuses dissimulent mensonge après mensonge ». Bella est enceinte et un mari sera trouvé en la personne du clairon Nick Beaver. C’est de là que Sean fait partir la déchéance de Bella : « Elle avait épousé un homme qui avait détruit la précieuse combativité qu’elle possédait quand son cœur était jeune et son esprit insouciant en effervescence. » Les grossesses se multiplient, la vie est de plus en plus difficile, Nick boit beaucoup et perd la tête. Sa folie devient furieuse, il faut l’enfermer dans un asile. Cauchemar : Nick ne voit en sa femme qu’une des nombreuses filles de son « panthéon » de cocottes ; Bella fuit dans le « brouhaha nauséeux des protestations béantes » ; elle apprend que son violeur avait la syphilis ; elle l’a donc transmise, commettant « le péché originel », et la voilà « dans le camp des damnés ». Ultime tragédie : Bella est « une femme déchue, non seulement aux yeux du monde, mais aux siens propres », et le lecteur plonge avec elle dans les ténèbres d’une existence gâchée. Au chevet de Bella, Sean « perçoit dans ce visage mort la sœur d’autrefois, une vague réminiscence de sa jeunesse défunte revenue pour se moquer des choses misérables, sanglotantes, alignées autour ».

Bella est souvent intolérante, sectaire, prête à maints compromis avec la vérité. Pas d’idéalisation donc, car Mary Morrissy fait du lecteur le témoin d’un destin individuel qui est révélateur d’une profonde misère sociale à Dublin au début du XXe siècle. L’image la plus significative en est le dernier déménagement de Bella dans « une habitation misérable », un endroit « imprégné d’une odeur affreuse de peau mal lavée et de relents de nature intime », où Bella transporte « tout le bric-à-brac rescapé du naufrage ». Naufrage certes, misère et violence, tout ce qu’on retrouvera dans les pièces de Sean O’Casey à partir de 1923 et L’Ombre d’un franc-tireur.

Que signifie alors pour Bella l’ombre de Parnell qui traverse le livre ? Que veut dire pour les ouvriers le slogan « Au nom de la République d’Irlande » ? Tout juste « une blague ou un numéro de comédiens itinérants ». C’est autour des objets du réel – ils fournissent la plupart des titres des chapitres (« Un châle de soie délicat », « Le chandelier en argent », « L’argenterie familiale »…) – que s’articule ce roman qui ne fait pas de concessions aux grands idéaux. Dans le dédale d’un passé jalonné de multiples carrefours, Mary Morrissy rend crédible le chemin emprunté par Bella, n’en déplaise à son célèbre frère.

Les titres des trois parties du livre semblent énigmatiques : « Elysian », « Cadby », « Broadwood ». En réalité, ce sont des marques de pianos, trois époques dans la vie de Bella : Elysian, le piano de l’enfance heureuse ; Cadby, celui du foyer domestique après le retour de Nick, promesse d’un « nouveau départ » qui devient « une chute interminable » ; Broadwood, le piano découvert dans la rue en 1916, lourd instrument que Bella pousse jusqu’à son logement sordide « comme si elle enfantait », et sur lequel elle joue le Rondo alla Turca de Mozart et la Sonate au clair de lune de Beethoven, au milieu des explosions de l’insurrection et des plaintes des enfants affamés. Certes, « Bella joue pendant que Dublin brûle », mais Jack (c’est-à-dire Sean) a raison : « Le paradis retrouvé, Bella, coûte que coûte ! »

Tour à tour dans la peau de Bella et dans celle de Sean, Mary Morrissy tisse un riche dialogue entre femme et homme, réalité et fiction, petit monde et vaste monde. Le lecteur perçoit le poids du destin dans l’émouvante histoire d’une femme qui est persuadée de ne pas avoir d’emprise sur les choses, et qui, le soir, en s’abandonnant au sommeil, a le sentiment que « c’est cela la mort », qu’elle est « déjà entrée dans le Grand Silence ».

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