L’art des surprises

À partir de l’enlèvement d’un adolescent, le beau roman de Bret Johnston Souviens-toi de moi comme ça explore sans aucun dérapage voyeuriste toute la palette des espoirs et des angoisses, dans l’ambiguïté d’une reconquête du quotidien. Sa composition impeccable et astucieuse, toujours sur le fil du déséquilibre et des échappatoires, ménage sans cesse des surprises qui entretiennent la fascination pour cette nouvelle trame de crime et châtiment.


Bret Anthony Johnston, Souviens-toi de moi comme ça. Trad. de l’anglais (États-Unis) par France Camus-Pichon, Albin Michel, 438 p, 22 €.


La collection « Terres d’Amérique », qui vient de fêter ses vingt ans, accueille le talent de Johnston, connu aux États-Unis grâce à son recueil de nouvelles maintes fois couronné, Corpus Christi, paru en 2004. C’est de nouveau la côte texane et sa baie troublée, assez peu présentes dans la littérature américaine, qui offrent le paysage du mystère, en cette fin d’été 1959. Le jeu méticuleux de Johnston se pointe dès le prologue, où sous un pont flotte un cadavre, lequel marque l’épilogue d’une traque et d’un procès avorté. Surprendre là où on ne l’attend pas, se surprendre lui-même, comme aime à le dire Bret Johnston.

Tout part de la disparition de Justin Campbell, et c’est l’attente de ses proches pendant quatre ans, le désarroi des parents, avec leurs placebos – l’adultère pour lui, le bénévolat dans un centre de biologie marine pour elle, les parties de skate-board pour son jeune frère, le petit commerce de bric-à-brac pour le grand-père. Premières battues dans les dunes, affiches sur les murs, émoi d’une petite ville du sud du Texas, puis le vide. La vie continue, Johnston maintient la carapace de la banalité, rien de sinistre, rien de morbide, nulle supposition délirante, mais une nervosité, des bouffées de culpabilité. Au retour de Justin, qui intervient en début du roman, la recomposition s’organise sans confidences et sans imprécations. « La vie redevenait… quoi, au juste ? Normale ? Non, familière, non plus. Vivace. Navigable. »

Tout l’art de Bret Johnston vient de l’acuité respectueuse, d’une grande sobriété pour rendre les élans de cœurs désormais toujours sur le qui-vive, pour analyser les moindres comportements et silences d’un quintette à cordes sensibles. À une affaire sensationnelle – la disparition d’un mineur –, il oppose un récit qui refuse le sensationnalisme, la violence ouverte, mais qui vrille en sourdine à l’intérieur d’une cicatrice. Tous les ingrédients du thriller sont là – attente, vengeance, procès, revolver, familles du kidnappeur et du kidnappé, marché conclu, virées nocturnes –, l’édifice est toujours branlant jusqu’à une prochaine rencontre et une nouvelle surprise. Ce faisant, ce roman du réapprentissage et de l’éternelle convalescence, solidement ancré sur un petit territoire et une famille banale, donne à chacun son espace singulier, sa part de secret qui émaille le stress d’instants et de charmes discrets. Ainsi la première idylle entre Griffith le frère cadet et Fiona qui replante l’amour, les nuits de surveillance à la jumelle du grand-père qui prolongent l’enquête, Justin qui réordonne sans cesse sa chambre, Laura qui écoute la nuit, tous garde-côtes à leur manière, tous en quête d’un nouvel ordre de leur monde. Ici un clin d’œil à l’attaque des Comanches de 1836 suivi de l’enlèvement de la Prisonnière du Désert, un barbecue familial au jardin, ou encore la grande fête annuelle de la crevette– le Shrimporee –, pour marquer les temps sociaux et reprendre des repères anodins.

Et pourtant, comme constate Laura, la mère, « c’est comme si on avait tous été sur un bateau en train de couler et que chacun de nous se trouve maintenant sur son propre canot de sauvetage en train de dériver de son côté. De temps en temps, j’aperçois l’un ou l’autre ou bien l’un d’eux me voit, puis on disparait de nouveau à l’horizon. » Frêles esquifs sur une mer de tourments. Avec Bret Johnston, qui découpe très bien les scènes- il est le scénariste de Waiting for Lightning, sorti en 2012-, il n’y a pas de temps mort, pas de pause entre le moment où l’adolescent Justin est aperçu au marché aux puces avec son kidnappeur, Dwight Buford, célibataire, blanc, 41 ans, livreur de journaux à Corpus Christi, puis rendu à sa famille, et la libération de Buford, caution payée, soit un nouvel échec qui relance malaises, terreurs, et leur cortège de scénarios extrêmes, tous plausibles, tous logiques et pulsionnels. Dans son errance solitaire, chaque personnage est attachant, complexe dans sa fébrilité discrète. Johnston excelle dans les rencontres à deux, timides et intimes, qu’il décline sous divers thèmes et trois générations. Il esquisse aussi, sur un mode mineur, dans un art consommé du reflet, le désarroi de l’autre père, celui du coupable, en contrepoint de la famille Campbell unie par une histoire désespérée, toujours inachevée.

D’une affaire crapuleuse, Johnston fait une belle quête de vérité, un mystère moral. Le titre qui évoque l’après sort d’une bouche d’ombre, celle d’Eric, le père, qui veut convaincre qu’il est prêt à tout – y compris à des plans tordus –, pour en finir avec l’invivable et suivre l’aventure jusque dans le néant. Au-delà du sud du Texas, Johnston touche à l’air du temps, au poison, à cette crainte lancinante ; face à une menace diffuse, non pas au loin mais tout près de chez soi, il fait vibrer une anxiété contemporaine.

Avec une très belle maîtrise du récit et des dialogues, renouvelant le thriller par toutes les demi-teintes et l’absence délibérée de scène de crime, Johnston propose un roman de la métamorphose, bâti sur la ligne de partage de vies marquées par la disparition d’un jeune homme, fils, petit-fils et frère, qui garde lové sur ses genoux un serpent ratier gris dont il observe en silence la lente saison des mues.


Photo à la une : © Nina Subin

À la Une du n° 13