Professeur de philosophie, critique de musique et de théâtre, ancien membre du Parlement britannique, homme de radio et vulgarisateur philosophique, Bryan Magee (né en 1930) résume ici ses vues sur les « questions ultimes ».
Bryan Magee, Ultimate Questions, Princeton University Press, 132 p., 17 €
Dans un livre précédent1, Bryan Magee s’était déjà présenté comme un « kantien naturel avant d’avoir entendu parler de Kant » : « Découvrir Kant fut comme découvrir où je vivais » ; « comme marcher dans une pièce éclairée », disait-il encore, s’inspirant de Goethe.
Il y a deux mondes : celui de ce que nous ne pouvons connaître ; celui de l’expérience, c’est-à-dire des choses que nous pouvons appréhender parce qu’elles sont dans les formes de notre sensibilité et les catégories de notre entendement. L’illusion du réalisme est bâtie sur l’idée que des représentations pourraient être comme ce à quoi elles s’appliquent, alors qu’il s’agit de deux ordres complètement différents.
Les êtres humains conçoivent très facilement que les autres animaux soient limités par ce qu’ils sont : un chien est enfermé dans sa « chiennitude », et le plus intelligent des orangs-outans se révèle incapable de lire la moindre partition d’orchestre. Faute de comparaison, et bien que l’écholocation de la chauve-souris puisse nous y inciter un peu, nous sommes moins enclins à admettre que nous ne connaissons du monde que ce que notre complexion commune nous permet d’en saisir. Nous avons tendance à identifier ce qui est avec ce que nous pouvons envisager, au moyen de nos concepts, qui sont prisonniers de notre expérience (des pensées sans contenu sont vides). Par exemple, note Magee, il nous est impossible de conceptualiser une nouvelle couleur primaire. Nous ignorons de quelle part de la réalité nous nous trouvons ainsi exclus.
Pour Magee, il y a beaucoup de choses dont nous savons avec certitude qu’elles existent sans les connaître : je sais que la Chine existe sans y être jamais allé ; je sais que mon grand-père paternel n’a jamais parlé qu’en ironie sans l’avoir jamais entendu. L’aveugle de naissance, qui peut s’appuyer lui aussi sur l’expérience des autres, ne doute pas qu’il existe un monde visuel, sans pouvoir en rien l’appréhender.
Il y a d’autres choses (du domaine du transcendantal, de ce qui n’est pas empirique) dont nous sommes certains, sans pouvoir leur assigner un fondement rationnel. C’est le cas, notamment, de la valeur et de la beauté. Contrairement à Kant, Magee pense que la rationalité ne peut fonder l’éthique. Après Wittgenstein, il estime que, s’il existe quelque valeur, elle doit se trouver en dehors du monde. Lorsqu’il était député (travailliste), Magee s’est opposé à la torture pour les terroristes irlandais, quand bien même cette pratique eût permis de « sauver des vies innocentes ». Il n’avait aucun doute sur la position à adopter, mais trouvait celle-ci impossible à justifier devant des parents de victimes.
Même chose pour les jugements esthétiques. La plupart d’entre nous, dit Magee, seront d’accord pour considérer que Mozart est un plus grand compositeur que Schumann, mais incapables de dire pourquoi. Quand Magee reprend la même idée en confrontant cette fois les plus beaux lieder de Schubert aux mélodies que lui, Magee, a pu écrire, on se dit qu’il y a tout de même dans une appréciation esthétique plus d’éléments rationnellement partageables qu’il veut bien nous le faire croire.
En tout cas, Bryan Magee n’est pas un relativiste : voir dans les énoncés de valeur et les énoncés esthétiques de simples préférences personnelles reviendrait à restreindre ce qui est connaissable à ce qui peut être exprimé de façon satisfaisante par le langage. Il n’est pas non plus un sceptique. Il juge que, dans un certain ordre de choses, nos connaissances peuvent s’améliorer sans cesse : « Il y a un monde entre le fait d’être perdu dans la lumière du jour et celui d’être perdu dans le noir. » Magee corrige Locke, qui parle de la « nécessité de croire sans savoir » ; il faudrait dire plutôt : nécessité d’assumer à titre provisoire. On ne peut échapper au « comme si ».
Il y a encore beaucoup de choses que nous ne pouvons expliquer mais qui pourtant existent. Les relations des humains entre eux ne peuvent se réduire aux échanges observables, dont font partie les mots. Quelque chose d’autre est en jeu, car nous appartenons à deux mondes. Nous sommes au moins des objets matériels, mais des objets matériels qui se connaissent de l’intérieur : par la rencontre d’autrui, nous partageons – ou plutôt constituons – un espace métaphysique.
Magee prend l’exemple de la direction d’orchestre. Les instrumentistes ne peuvent rendre compte de la façon dont le chef – qui ne saurait l’expliquer lui-même – leur transmet ce qu’il souhaite obtenir d’eux ; les auditeurs qui, écoutant la radio, distinguent Toscanini de Beecham ne savent pas comment ils y parviennent.
La première conscience qu’a eue Magee d’un contact avec un mode d’être différent de quoi que ce soit d’autre, c’est précisément la musique qui la lui a donnée : quelque chose de tellement sidérant que « c’était comme si un chien ou un cheval m’avait adressé la parole ». « C’était comme si l’intérieur des choses me parlait. » Pour Magee, ce n’est pas principalement par l’intellect qu’on répond aux œuvres d’art ; dans la musique comme dans nos rapports avec les autres, quelque chose de nouménal (d’inconnaissable) à l’intérieur de nous est en relation directe avec quelque chose de nouménal en dehors de nous.
Cela ne signifie pas qu’il y ait là quelque chose d’occulte ou de surnaturel. Mais une forte tendance humaine veut expliquer l’inconnu de cette façon. Pourtant, l’ignorance devrait être une raison puissante de ne pas croire, dit Magee, et non pas de croire. Magee tient à l’écart de sa quête les religions, à cause de leur propension à prononcer des assertions dépourvues de tout fondement. Il ne nie pas la force et la sincérité de telle ou telle expérience mystique, mais de là, pour celui qui l’a vécue, à conclure à l’existence d’un « Dieu », l’inférence est un peu hâtive !
Magee est un agnostique : du point de vue épistémologique, il n’a pas plus de patience pour les athées que pour les croyants. On pourrait lui rétorquer que c’est à ceux qui postulent l’existence d’une entité d’en apporter la preuve, mais, justement, la question de la preuve n’est pas en cause pour Magee ; il faudrait seulement admettre notre ignorance.
Quant à la question cruciale : « cessons-nous d’exister quand nous mourons ? », elle demeure également sans réponse. Certes, selon quelques-uns, il existe des êtres par l’intermédiaire desquels nous serions en mesure de le savoir. Leur existence pourrait être vraie : elle est tout aussi plausible que la présence dans la salle de séjour d’une bande de « singes silencieux, invisibles, impossibles à toucher ».
Vivre dans ce monde sans le comprendre, sans dénier son caractère mystérieux et sans aller chercher d’explication surnaturelle. « Je vois déjà s’approcher les grandes ombres qui vont m’envelopper » (Maine de Biran, Journal) et, sur la question de savoir s’il y a, oui ou non, une promesse en ce monde, je suis toujours dans la même ignorance. Magee espère qu’au moment ultime la curiosité l’emportera pour lui sur la peur. Mais il est loin d’en être sûr.