Depuis 1985 qu’il vit en exil à Paris, Abdellatif Laâbi a produit une œuvre vaste et diversifiée comptant plus de 30 titres publiés (près de 50 avec les traductions d’auteurs arabes). Son recueil fait varier les thèmes et les intensités à la manière d’un récital, tendu entre les idées, les sensations et les besoins de l’écoute.
Abdellatif Laâbi, L’arbre à poèmes. Poésie/Gallimard, 272 p., 8,10 €
À constater la reconnaissance dont bénéficie Abdellatif Laâbi aujourd’hui, on mesure le chemin parcouru depuis la fin des années 1970. On se dit que l’époque où, devant la FNAC Montparnasse, on a signé la pétition tendue par Ghislain Ripault pour sortir de prison l’animateur inconnu (en France) de la revue Souffles, est loin. Pourtant il faut se souvenir qu’en octobre 2015, l’auteur de L’arbre à poèmes – qui vient de paraître dans la collection Poésie/Gallimard – et sa femme, la romancière de La liqueur d’Aloes, ont été agressés à l’arme blanche en plein Rabat. Certes, Laâbi n’a plus à lutter contre l’appareil répressif d’Hassan II mais, sur le plan de l’intolérance au quotidien, la lutte a gardé son intensité. La liberté de conscience comme la liberté des femmes sont menacées au Maghreb, tandis qu’en France, xénophobie et racisme atteignent des niveaux hier inimaginables.
Désormais traduit en plusieurs langues, prix Goncourt de la poésie en 2009, Laâbi, soutenu par les éditions de La Différence depuis le début de son exil à Paris en 1985, a produit une œuvre vaste et diversifiée comptant plus de 30 titres (et près de 50 avec les traductions d’auteurs arabes). Poète avant tout, il a écrit des romans (Le chemin des ordalies – 2003) des livres pour l’enfance (L’orange bleue – 1995), du théâtre (Le juge de l’ombre – 1994), des essais (Maroc. Quel projet démocratique ? – 2012),
L’arbre à poèmes condense 10 titres parus entre 1992 et 2012. La sélection, qui respecte l’ordre chronologique, manifeste avec évidence que Laâbi est un poète de l’oralité. Son écriture est en grande partie conditionnée par son rapport aux autres. Fondamentalement, la mise en vers est liée à l’art du conteur qui sait et sent combien les silences multiplient les vibrations de sa parole. Fondamentalement, le recueil garde une parenté avec un récital. On y trouve des poèmes s’adressant à une foule (Ils doivent alors la subjuguer par leur rythme et leur lyrisme), des poèmes s’adressant à un nombre restreint d’interlocuteurs (ils baissent alors le ton jusqu’à créer une proximité), et des poèmes réclamant le silence (Ils obligent à tendre l’oreille). À la première catégorie correspondent les entreprises d’ampleur que sont Les écroulement et Fragments d’une genèse oubliée. La seconde englobe les textes de moyenne dimension éclairés par un titre, comme Les poèmes périssables et les poèmes en prose. La troisième rassemble les suites de quasi notes, telles que Les petites choses ou Ruses du vivant, qui en un rien de temps révèlent un possible.
À lire de près, on comprend que la versification est le résultat de la contradiction, à chaque fois renouvelée, entre le jaillissement des idées, des sensations, des images… et les nécessités de l’écoute. La tension qui naît de cette contradiction est primordiale. Elle détermine la longueur des vers et le choix des coupes. Indissociable des références à la géographie et à la culture du Maghreb, elle est constitutive d’une volonté de transmettre une expérience et un savoir échappant aux savoirs. C’est en cela qu’Abdelatif Laâbi occupe une place à part dans la poésie d’expression française. Il n’a jamais pour repères les critères de la poésie muette (l’auralité de Jacques Roubaud). Chez lui, rien ne ressort d’un doute profond sur le langage ou, à l’inverse, d’une exaltation de ses pouvoirs. Malgré sa maîtrise parfaite du français, il prolonge une autre histoire. Avec l’humour si facilement décelable derrière son sourire, il revendique une sexualité riche, il pousse les individus à s’affranchir de leurs limites, il ose la compassion. On peut rapprocher de son travail la définition de Meschonnic « J’appelle poème une transformation d’une forme de vie par une forme de langage et une transformation d’une forme de langage par une forme de vie. En cela un poème est un acte éthique. Il fait du sujet. »
Pour celui qui passe, même longtemps après, dans un lieu, bibliothèque ou collège, où Laâbi est intervenu, il est évident que sa présence a laissé le souvenir d’une présence forte, propre à faire reconsidérer, aux adultes et aux enfants, leur conception de la poésie. Son exemple suffit à prouver que rien ne justifie a priori l’injonction de déserter le terrain de la communication, et d’abandonner aux défenseurs – de « l’horreur économique » (d’après le titre d’un essai de Viviane Forrester, cité dans la belle préface de Françoise Ascal) le pouvoir d’influer.