Conçu à l’automne 1944, ce recueil des tout premiers documents attestant des mesures prises par la Bulgarie, alliée du IIIe Reich, pour déporter les Juifs de Thrace, de Macédoine et de Pirot, était tombé dans l’oubli jusqu’à sa réédition, soixante-dix ans plus tard, en 2015.
Dokumenti. Recueil de documents rassemblés par Natan Grinberg et présentés par Tatiana Vaksberg. Sofia, Editions Gutenberg, 2015, 210 p. (en bulgare)
Du sort des Juifs de Bulgarie, on ne sait généralement pas grand-chose, si ce n’est qu’ils ont échappé à la déportation – à l’exclusion des communautés de Thrace et de Macédoine, territoires annexés pour reconstituer la « grande Bulgarie » en échange du ralliement au IIIe Reich. De Natan Grinberg, on en sait encore moins, son destin n’ayant pas été « différent de celui de son livre » comme le souligne dans sa présentation Tatiana Vaksberg. Même Raul Hilberg ne le mentionna pas. Il s’agit pourtant du pionnier de la recherche sur la Shoah.
Né en 1903 à Sofia dans une famille de Juifs ashkénazes, Natan Grinberg adhère à l’âge de 22 ans au parti ouvrier bulgare (communiste), passe quelques années en France, puis s’en retourne en Bulgarie en 1930. De sa vie sous le règne autoritaire du roi Boris et de son rôle au sein du parti communiste parmi les partisans dans le combat antifasciste, on ne sait presque rien. Il survécut comme tous les Juifs de la Bulgarie dite intérieure, qu’épargna la guerre, (et dans laquelle ils constituaient moins d’un 1% de la population).
Le 9 septembre 1944, grâce à l’arrivée de l’Armée rouge, le « Front de la patrie » (une coalition hétérogène d’organisations antifascistes) renverse l’ancien régime. Natan Grinberg est alors le premier à pénétrer le « Commissariat aux questions juives » crée en 1942 et dirigé par Alexandre Belev sous la supervision du SS Dannecker qu’Hitler avait expédié en Bulgarie pour y régler « la question juive ». Grinberg rassemble, à la hâte et sans réelle méthode, plus de 80 dossiers correspondant à des ordres et consignes, rapports, tableaux statistiques etc. émis par cette administration bulgare qui avait procédé à la déportation de 11 343 Juifs des territoires annexés vers Treblinka au printemps 1943. Ce sont donc des sources brutes qui seront collectées et bricolées en un recueil.
Si Grinberg est si pressé, et ne prend pas le temps, à l’instar de Matatias Carp en Roumanie1, de reconstituer certains documents qui se présentent épars ou incomplets comme souvent les archives d’une administration en déroute, c’est que la décision a été prise dès décembre 1944 de constituer un tribunal populaire dont l’une des chambres d’accusation allait porter exclusivement sur les déportations. Publié en janvier 1945 par le Consistoire des Juifs de Bulgarie (Centralnata Konsistorija na Evreite v Bulgarija), le recueil de documents de Natan Grinberg devait servir de pièce à conviction. Le procès se déroula en mars 1945. Ce fut le premier procès de la Shoah de toute l’Europe.
Quoique publiées, les recherches de Grinberg connaîtront un sort identique à celui du Livre noir de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg sur l’extermination des Juifs soviétiques. Commandité par Staline, ce dernier avait été interdit de publication. Le recueil de Grinberg disparaîtra plus longtemps encore que Le livre noir et ne sera plus mentionné que par lui-même lorsqu’il le publiera à nouveau (en bulgare) à Tel Aviv, en 1961.
Comment expliquer cette mise au placard ? Il y a plusieurs explications. On doit y voir l’alignement sur la perception générale d’après-guerre de l’extermination des Juifs et la volonté commune (et pas seulement celle de l’Union soviétique) de ne pas faire un cas à part des victimes juives. Mais aussi, comme le souligne Tatiana Vaksberg, ces preuves accumulées de la participation bulgare à la déportation des Juifs des territoires annexés présentaient un risque pour les nouvelles autorités. Tout d’abord, elles pouvaient être utilisées par le projet sioniste et cette crainte se trouva confirmée lors de la visite à Sofia en décembre 1944 du futur père de l’État d’Israël, David Ben Gourion qui cita les travaux de Grinberg pour justifier la nécessité de créer un État juif. D’autre part, elles attestaient, et c’était sans doute le plus grave, d’un comportement plus général que celui attribué au seul « Commissariat aux questions juives ».
Grinberg avait entendu servir la seule cause communiste. Mais en montrant du doigt « l’enthousiasme actif (…) des criminels déchainés au pouvoir en Bulgarie », les « instincts de pillards » de l’administration bulgare, il en fit probablement davantage qu’on en attendait de lui. Ou plutôt, une fois le régime communiste fermement installé, il fallait au contraire accréditer l’idée, qui deviendra la version officielle du pouvoir communiste, d’un peuple bulgare qui aurait sauvé les Juifs – au risque de faire quelque peu oublier ceux qui avaient été déportés des territoires annexés. Le peuple bulgare pouvait alors apparaître comme une exception en Europe car l’antisémitisme l’aurait épargné. Une thèse que les recherches de Grinberg, en dépit de toute sa bonne volonté pour servir la cause communiste, risquaient de mettre à mal dès lors qu’elles montraient les bénéfices que les populations locales tiraient des déportations de leurs concitoyens juifs. Il est vrai qu’entre temps, les priorités avaient changé. Il fallait éviter que la Bulgarie paie des réparations et le rôle de la résistance des partisans devait participer à la construction du roman national bulgare d’après-guerre.
C’est ainsi que Natan Grinberg devient, selon les mots de Tatiana Vaksberg, « un étranger parmi les siens ». Quoique proche du pouvoir, il émigra en 1954 en Israël … où il adhéra immédiatement au parti communiste local. Les raisons de son départ, comme celles des 37 000 Juifs bulgares au lendemain de la création d’Israël, sont aujourd’hui encore méconnues. La Bulgarie aurait-elle préparé, à son tour, une campagne antisémite ? Selon Tatiana Vaksberg, qui souligne le déficit de recherches savantes sur le sujet, c’est en effet l’opinion la plus répandue. Quoiqu’il en soit, adversaire du sionisme et de la religion, Grinberg aurait, selon ses petits-enfants, toujours regretté la Bulgarie qu’il ne fut autorisé à revoir qu’une fois avant sa mort, en Israël, en 1988, resté autant fidèle à l’idéologie communiste qu’au peuple bulgare.
La vulgate d’un peuple idéal fait naturellement sourire aujourd’hui. Certes, la Bulgarie n’avait pas connu de vagues de pogroms comme en Europe centrale et les Juifs ashkénazes, dont était issu Grinberg, avaient pu par comparaison s’y sentir en sécurité. Plusieurs minorités (Arméniens, Tziganes, chrétiens orthodoxes) avaient cohabité, développant des pratiques de solidarité sous la domination ottomane. Mais était-ce suffisant pour expliquer l’échec de la déportation des Juifs? Sur ce point la recherche académique bulgare, très vivante depuis la chute du régime communiste, reste malheureusement encore peu diffusée à l’étranger. Par ses avancées, elle a pu éviter qu’au mythe d’un peuple exceptionnellement tolérant et courageux sous la conduite des communistes, se substitue un autre mythe, celui du roi Boris résistant à Hitler, ou encore celui d’une Église s’opposant farouchement aux déportations, la Bulgarie post-communiste ayant privilégié, au rythme des changements de gouvernements, l’une ou l’autre des hypothèses.2
Mais s’il ne croit guère aux prédispositions vertueuses du peuple bulgare, le lecteur français se prendra ici à réfléchir à la correspondance avec ces idées pieuses véhiculées chez nous. Par exemple, celle d’une droite française étrangère à l’idéologie fasciste (René Rémond), ou encore d’une France qui aurait livré 75 000 Juifs, mais en aurait sauvés tout autant (Serge Klarsfeld), comme on aime à le répéter, y compris dans des cercles savants dont l’esprit critique cède le pas à la fibre patriotique. Les récents travaux de l’historiographie bulgare montrent que c’est à une rencontre de plusieurs facteurs que les Juifs bulgares durent leur salut et, en partie, grâce à eux-mêmes puisqu’ils surent faire pression pour convaincre différentes institutions comme l’Église ou le Parlement, d’intervenir auprès du roi. De ce point de vue, la pétition initiée par le vice-président de l’Assemblée nationale, Dimitar Pechev, sollicité par des personnalités juives, demeurera un cas singulier dans l’histoire de l’opposition aux déportations raciales de la Seconde Guerre mondiale.
On pourrait poursuivre le parallèle : de la même façon que la plupart des Juifs qui ont survécu en France ont pu être aidés par des Français – et non par la France – ou l’ont été par leur propre débrouillardise quand ils n’étaient pas dénoncés, ce qui arriva, les Juifs bulgares ont pu être entendus par des Bulgares, qu’il s’agisse d’ecclésiastiques, de parlementaires, d’écrivains, et même, naturellement, quoique l’air de temps tendrait à le faire oublier, des partisans communistes dont, après tout, l’antisémitisme n’était pas inscrit dans l’idéologie. Ce qui ne fut sans doute pas étranger à la fidélité de Natan Grinberg et à son amour pour la Bulgarie.
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Matatias Carp, Cartea Neagra. Le Livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie (1940-1944). Traduit et annoté par Alexandra Laignel-Lavastine, Denoël, 2009.
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À noter parmi les sources françaises, les Actes du colloque sur La Shoah en Europe du Sud-Est. Les Juifs en Bulgarie et dans les terres sous administration bulgare 1941-1944, coordonné par Nadège Ragaru, qui s’est déroulé les 9 et 10 juin 2013, et qu’on peut consulter sur le site du Mémorial de la Shoah (memorialdelashoah.org), notamment, outre la mise en perspective de Nadège Ragaru, les contributions de Roumen Abramov (sur les spoliations des biens juifs), de Nadia Danova, sur les déportations de Macédoine et de Liliana Deyanova sur les controverses et leur usage politique.
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À propos du rôle du vice-président de l’Assemblée nationale, Dimitar Pechev, voir La Fragilité du bien. Le sauvetage des Juifs bulgares, textes commentés par Tzvetan Todorov, collection Histoire à deux voix, Albin Michel, 1999.