Deux commémorations en Suisse invitent à réexaminer, dans des éditions richement illustrées, des classiques de la littérature mondiale : Frankenstein, rédigé sur les bords du Léman en 1816, et Adolphe, publié pour la première fois cette année-là.
Nicolas Ducimetière et David Spurr (dir.), Frankenstein, créé des ténèbres. Gallimard/Fondation Martin Bodmer, 288 p., 35 €
Léonard Burnand et Guillaume Poisson (dir.), Adolphe de Benjamin Constant : Postérité d’un roman (1816-2016). Slatkine, 160 p., 35 €
Les anniversaires littéraires suscitent souvent des événements hors normes. La mort de William Shakespeare il y a quatre cents ans nous vaut des représentations de la plupart de ses pièces, des projections de films qui en sont inspirés, des mises en scène d’opéras qui en reprennent les intrigues. Une compagnie théâtrale expérimentale a même créé un spectacle intitulé The Complete Deaths (« les morts complètes ») qui entend montrer les soixante-quatorze agonies, assassinats et autres suicides du canon shakespearien. Du côté de l’imprimé, l’éventail s’étend d’ouvrages érudits à des volumes de photos sur papier glacé en passant par un Album de la Pléiade particulièrement réussi, dont les riches illustrations s’accompagnent d’un texte confié à Denis Podalydès. Shakespeare est un génie universel, célébré de sa ville natale de Stratford-upon-Avon dans le sud de l’Angleterre à Stratford (Ontario) en passant par Calcutta ou Le Cap.
D’autres réjouissances littéraires s’enracinent dans un lien géographique avec une œuvre ou un écrivain. Si Frankenstein n’est arrivé sur les étals des libraires anglais qu’en 1818, une exposition à la Fondation Martin Bodmer de Cologny, près de Genève, vient rappeler opportunément que le docteur et sa créature sont nés sur les rives du Léman en 1816, à l’occasion d’un été dont le temps peu clément s’explique par l’éruption d’un lointain volcan islandais. En villégiature en Helvétie, Mary Shelley est accompagnée de son époux, de sa belle-sœur et, quelques encablures plus loin, dans la charmante villa Diodati, entourée de vignes, de Lord Byron et de son physicien écossais, l’inventeur de la fiction vampirique promise à un si bel avenir, John Polidori.
Le catalogue édité à l’occasion de l’exposition suisse, Frankenstein, créé des ténèbres, revient sur les lieux de l’inspiration et donne à voir, par la grâce d’aquatintes, de lithographies et autres gravures coloriées, l’aspect des bords lémaniques en ce premier XIXe siècle. Il inclut la seule photographie connue de la « Maison Chapuis », au lieu-dit Montalègre, aujourd’hui disparue, où séjournèrent Mary Wollstonecraft Shelley et son époux. Les panoramas ne s’arrêtent pas avec ces paysages lacustres : des vues d’autres « lieux de Frankenstein » proches de là, du mont Salève à Chamonix, sont reproduites.
Le second volet iconographique important, qui réjouira les bibliophiles, comprend des reproductions de grande qualité de manuscrits et d’éditions rares de Frankenstein (dont les deux exemplaires connus de versions de la première édition rehaussées d’envois autographes de l’auteur – l’une, très sommairement, « To Lord Byron from the author ») – et d’autres ouvrages produits ou lus par le petit groupe de vacanciers britanniques. Sur les pages de l’original autographe de l’œuvre phare, conservé à la Bodleian Library à Oxford, les amateurs de critique génétique pourront s’en donner à cœur joie pour déceler les strates d’écriture avec les premiers jets corrigés par la romancière et revus, à l’occasion, par son mari poète.
Six essais brefs mais bien documentés, confiés à des universitaires, dont Anouchka Vasak, de Poitiers, curieusement absente de la « Liste des auteurs », et qui évoque les conditions climatiques exceptionnelles de 1816, accompagnent la documentation iconographique. L’ensemble saura ainsi réjouir aussi bien les spécialistes du docteur Victor Frankenstein et de sa créature que les visiteurs curieux ; ceux qui auront la chance de voir les documents in situ à Cologny comme ceux qui n’auront sous les yeux que ce support imprimé.
Une autre commémoration littéraire helvétique, plus discrète, mais non moins intéressante, nous vaut, dans le cadre d’un ensemble de manifestations lausannoises, la sortie d’un livre-catalogue : Adolphe de Benjamin Constant : Postérité d’un roman (1816-2016) commémore la publication, il y a deux siècles, d’une œuvre à la destinée éditoriale remarquable. Les quatre parties de longueur inégale (« Éditer Adolphe », « Traduire Adolphe », « Réécrire Adolphe » et « Adapter Adolphe »), suivies d’un dossier sur les créations bibliophiliques contemporaines en guise de coda, donnent à voir nombre d’illustrations, parfois d’éditions étrangères inconnues, et à lire une variété d’essais réjouissante. Autour d’une fiction publiée en 1957, La Polonaise, dont la page de titre annonce un « Avertissement aux filles trop passionnées » et une préface due à Henri Clouard, François Rosset amorce une présentation de manière accrocheuse : « On peut toujours faire pire, c’est entendu. Mais avec La Polonaise, Stanislas d’Otremont a donné une réinterprétation des motifs d’Adolphe d’une indigence et d’une inadéquation difficiles à égaler. » Voilà qui donne presque envie de découvrir ce sommet de médiocrité. En attendant, l’ensemble de l’ouvrage coordonné par Léonard Burnand et Guillaume Poisson encourage surtout à relire le chef-d’œuvre de Constant.