Premier amour

En ce temps-là, intemporel et contemporain, dans un pensionnat français pour jeunes filles de bonne famille, Olivia, une adolescente anglaise au lyrisme passionné, découvre, à seize ans à peine, qu’elle est mêlée à une intrigue amoureuse qui se noue, mais pas avec qui l’on croit. L’unique roman de Dorothy Bussy est réédité.


Dorothy Bussy, Olivia. Trad. de l’anglais par Roger Martin du Gard et l’auteur. Mercure de France, 144 p., 14,50 €


L’amour naît brusquement, candidement, secrètement : refuge momentané ou frêle radeau, parfois « construit avec les épaves du souvenir », sans autre réflexion pourtant, par tempérament ou par faiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine, et voici que cela advient. Toutes péripéties du cœur raisonnable confondues, voici l’autre enfin devant soi. Un autre radical devenu proche, par la magie de la rencontre, chair vivante et chaude, présente au monde comme à notre armature intérieure. Cette charpente se constitue durablement. Elle s’articule à l’offrande, à l’empreinte laissée qui scelle notre destin. Leur frémissement nous élève la plupart du temps. Et nous bouleverse au-delà de toute attente.

« L’amour a toujours été la grande affaire de ma vie, la seule qui m’ait paru – non : que j’aie sentie – être d’une importance suprême », confie Dorothy Bussy dans son avant-propos à Olivia, son unique roman, paru sous le pseudonyme « par Olivia » en 1949, publié à la Hogarth Press de Leonard Woolf. Son succès en Angleterre fut immédiat. Virginia Woolf, à la « très chère mémoire » de qui ce court récit d’apprentissage est dédié, était morte le 28 mars 1941.

Dorothy Bussy (1865-1960), romancière, amie et traductrice d’André Gide, fut la femme de Simon Bussy, peintre français ami de Matisse. Elle est la sœur, entre autre, de Lytton Strachey, critique, écrivain, grand ami de Virginia et Leonard Woolf, et de James Strachey, psychanalyste, traducteur des œuvres de Freud et éditeur de la Standard Edition.

Le drame singulier décrit dans la fiction semi-autobiographique de Dorothy Bussy peut se lire à différents niveaux. Certes, ceux auxquels s’adresse l’auteur sont morts: « les paupières se sont closes, de ceux qui auraient pu se reconnaître dans ces pages ». La réserve victorienne, l’hérédité d’une éducation, la pudeur, ne la retiennent plus au seuil d’une confession délibérée, affranchie bien que tardive. On a la témérité que l’on peut : « Aujourd’hui, en effet, après tant d’années, un besoin de confidence me sollicite et me presse. […] Que [les dieux] m’accordent la grâce de ne pas avoir profané un pur, un adorable souvenir ! ».

Les antinomies du cœur et de l’esprit tels qu’ils s’exposent à travers l’amour frustré d’Olivia, la narratrice, qui s’éprend de sa directrice, Mlle Julie, imaginant à tort, forte de son émotion à la lecture d’Andromaque de Racine, que Julie lui porte quelque tendresse ; la perversité de la situation, littéralement impossible, entretenue par la confusion des sentiments, et l’ignorance dans laquelle se trouve Olivia des amours transversales, relèvent d’un autre drame subtil, plus littéraire, plus singulier également.

« L’on n’aime bien qu’une seule fois, c’est la première: les amours qui suivent sont moins involontaires. » La citation de La Bruyère mise en épigraphe oriente manifestement le récit, inscrivant en creux une déclaration pudiquement tue au lecteur non initié. Il faut alors recourir à la correspondance entre André Gide et Dorothy Bussy pour en comprendre le sens caché : « En juillet 1918, André Gide, accompagné du jeune Marc Allégret, se rend à Cambridge. Il y rencontre Dorothy Bussy. D’emblée éprise de l’œuvre de Gide, Dorothy, qui vit à Londres et à Roquebrune, se propose comme traductrice de ses livres. Ainsi s’établissent d’abord entre eux des rapports de travail. Mais très vite, elle découvre que sa passion s’adresse autant à l’homme qu’à son œuvre. Elle le lui dit. Il élude. Leur correspondance met alors en scène, jour après jour et pendant plus de trente ans, le récit à deux voix d’une “liaison” exceptionnelle. Dorothy cherche à conquérir l’homme qui se refuse. »

L’auteur prend Oreste à témoin: « Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix, / Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix, / Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie / De voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie. » Et feint d’oublier qu' »il faut se croire aimé pour se croire infidèle ». Cependant, l’être aimé se disculpe de l’émoi, du tumulte suscité, patiemment il est épris ailleurs : « Il faut, il faut me croire, Olivia : je désire avant tout ne pas te faire de mal. » (On n’est jamais sûr de ne jamais se tromper, « le trouble est assez proche de l’ivresse ».) « Elle était à l’abri de ces accès de désespoir ou de ressentiment qui me secouaient comme une houle, et me laissaient ensuite accablée par le mépris et la honte que je ressentais pour moi-même. Signorina ne désirait rien pour elle, rien d’autre que la permission de servir, de servir n’importe comment, de servir de toutes les façons possibles.»

Olivia relate les charmes capiteux de la conversation, ceux de la découverte de la poésie, voire ceux de l’imprégnation violente, spontanée, de l’attachement premier certes, mais tels charmes vénéneux, douloureux, silencieux, captifs des amours naissantes, et non partagées.

Si Olivia, devenu un classique et paru en français en 1950 chez Stock, méritait bien cette réédition, ce n’est pas tant pour rappeler la saveur des amours adolescentes, aussi faites d’attirances parfois homosexuelles, ou d’éloignements forcés, et subits. C’est, peut-être, pour mieux inciter le lecteur à se pencher à son tour sur la complexité des émotions qu’il a autrefois ressenties : « Pendant tout mon voyage de retour – pendant des mois (je pourrai dire : pendant des années) – je me suis inlassablement remémoré tous les épisodes de ce récit. J’en ai revécu les moindres détails : certains avec délices ; certains autres, avec une poignante angoisse. »

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