Merleau-Ponty, ou le secret de la licorne
« Paris n’est pas pour moi un objet à mille facettes, une somme de perceptions (…). Comme un être manifeste la même essence affective dans les gestes de sa main, dans sa démarche et dans le son de sa voix, chaque perception expresse dans mon voyage à travers Paris – les cafés, les visages des gens, les peupliers des quais, les tournants de la Seine – est découpée dans l’être total de Paris, ne fait que confirmer un certain style (…) de Paris. Quand j’y suis arrivé pour la première fois les premières rues à la sortie de la gare n’ont été, comme les premières paroles d’un inconnu, que les manifestations d’une essence encore ambiguë mais déjà incomparable. » Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, dans Œuvres, « Quarto », Gallimard, 2010, p. 976.
Maurice Merleau-Ponty meurt le 3 mai 1961, dans son grand appartement du 10, boulevard Saint-Michel (6e arr.), en lisant, dit-on, la Dioptrique de Descartes, dans la force de l’âge, à 53 ans, sans avoir pu mener à bien cette nouvelle « ontologie de la nature » qu’il élabore dans ses cours au Collège de France, où il occupe depuis 1953 l’ancienne chaire de Bergson. Une photographie le montre dans son bureau du Collège, une cigarette à la main, avec un faux air d’Humphrey Bogart, devant la reproduction d’une des tapisseries de la Dame à la licorne du tout proche musée de Cluny (« le Goût ») : est-ce une allusion aux cinq sens et donc au thème obsédant de la perception, ou, dans le regard insistant de la licorne, une affirmation de sincérité, de pudeur, de lucidité ? Pourtant cette licorne a un secret.
Simone de Beauvoir, dans les années vingt, n’est pas restée insensible au charme du jeune philosophe qu’elle appelle Jean Pradelle dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée (1958) : « l’allure d’un jeune homme de bonne famille ; mais sans rien de gourmé. Un visage limpide et assez beau, le regard velouté, un rire d’écolier, l’abord direct et gai. »
De fait Merleau-Ponty fut d’abord, lui aussi, un jeune homme rangé. Il est né en 1908 à Rochefort, dans un milieu très conservateur de médecins et de militaires, ce qui ne prédispose guère à la philosophie. Mais il a eu, de son propre aveu, une « enfance heureuse », malgré la disparition en 1913 de son père, capitaine d’artillerie coloniale, qui le laisse seul avec sa chère mère, Louise, et sa soeur. Il vit à Paris à partir de 1909, dans les « beaux quartiers » (rue de La Tour, dans le 16e arr.) ; bon élève, il fréquente Janson-de-Sailly, puis la « khâgne » de Louis-le-Grand, où sa vocation philosophique se confirme (il suit clandestinement quelques leçons d’Alain à Henri-IV). Élève de Brunschvicg à la Sorbonne, il entre à l’École normale en 1926, où il se lie avec Aron, Nizan, Canguilhem, Hyppolite, Sartre et Simone de Beauvoir ; agrégé en 1930, boursier du tout nouveau CRNS en 1933 et agrégé-répétiteur (« caïman ») à l’ENS en 1935. Bref, un cursus impeccable.
La guerre, toutefois, change en profondeur sa perception des relations humaines, comme il l’explique, admirablement, dans son article « La guerre a eu lieu », qui ouvre le premier numéro des Temps modernes. Comme il avait suivi la préparation militaire à l’École, il a été mobilisé comme lieutenant, au cinquième régiment d’infanterie ; blessé dès juin 40 (dans les Ardennes ?), il est rapatrié ; croix de guerre, il retrouve l’enseignement au lycée Carnot, boulevard Malesherbes, et, en 1944, au lycée Condorcet, en « première supérieure ».
Même si son travail s’inscrit toujours dans la tradition française de réflexion sur la perception, Merleau-Ponty innove dès les années trente : il s’inspire de la phénoménologie de Husserl, il s’intéresse à l’anthropologie sociale de son ami Lévi-Strauss, il suit les cours de Kojève sur Hegel (avec du beau monde, Bataille, Queneau, Caillois, Leiris, Levinas, etc.), il s’initie à Freud grâce à Lacan, et au marxisme avec Sartre (jusqu’à la rupture de 1953). La chaire qu’il obtient à la Sorbonne est, quant à elle, consacrée à la psychologie de l’enfant et à la pédagogie ; les sciences humaines sont de plein droit intégrées à la démarche de ses cours du Collège.
Mais la licorne ? On connaît l’épisode romanesque et tragique de « Zaza » (Élisabeth) qui conclut les Mémoires d’une jeune fille rangée. Zaza est une amie intime de Simone, une jeune fille indépendante, issue d’une famille très catholique et bourgeoise – le père est polytechnicien –, qui tombe amoureuse de Jean Pradelle, comme elle le confie à son amie dans « les allées mouillées du Luxembourg ». Un parti de bonne famille, semble-t-il. Zaza fait du canot avec lui dans le bois de Boulogne, rêve de mariage, de bonheur, de vie accomplie, mais, dans l’été 1929, elle ne comprend pas la soudaine froideur du jeune homme et ses tergiversations. Dans un épisode qui évoque Les Affinités électives de Goethe, elle tombe malade, en proie à une fièvre fatale, elle meurt.
Il semble en fait que « Jean Pradelle » ait appris de son futur beau-père – qui avait engagé un détective – qu’il était en réalité un enfant adultérin, que sa mère avait eu une liaison au vu et au su de tous à La Rochelle, ce qui représentait un obstacle insurmontable aux yeux des Mabille, la très bien-pensante famille de Zaza. C’est pour sauver la respectabilité de sa propre mère, qu’il adorait, et le mariage de sa sœur que, prisonnier des valeurs conservatrices, il aurait renoncé à son propre mariage avec Zaza. Il épousera finalement, en 1940, Suzanne Jolibois (1914-2010), une psychiatre, dont il aura une fille Marianne. Un homme heureux. Quant à Simone, qui passe cette année-là l’agrégation, elle avouera, à propos de Zaza, « ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort. » Elle en voulut longtemps à « Jean Pradelle ».