L’actualité Duras

Duras, là où « il y a un grand vieux château », comme dit Pierre Benoit dans L’Atlantide (1919). Restauré par la ville et le département, ce château permet aux Journées Marguerite Duras de se tenir et de réunir depuis dix-huit ans témoins et acteurs de cette geste mêlés aux amateurs éclairés, surtout des femmes, les uns venus en voisins au sens large, les autres des quatre coins de la France ; et tous s’y congratulent en revoyant cette œuvre qui ne passe pas.


Festival Duras fait son cinéma, mai 2016, Duras (Lot-et-Garonne)


Ce qui ne passe pas de Marguerite Duras, c’est son actualité datée, celle d’un temps qu’elle exprima dans sa manière de faire et ses principes, l’exigence de la position du texte en voix off plus encore que par quelque contenu aussi mouvant que les préoccupations qui vont et viennent au fil des ans. Y chercher une teneur idéologique mène au contresens. Autrement dit, l’historicisation, qui est chronologie, sanctionne seule la radicalité donnée aux mots qui en portent l’épaisseur. Cette année, Duras fait son cinéma permettait de voir vingt-huit films en cinq jours, son œuvre propre et des films sur son travail, faits par elle, proposés ou promus par elle, d’autant que les derniers DVD sortent simultanément. Pour 2018, on annonce que le théâtre sera au centre des présentations.

La circulation du texte à l’image, du théâtre au cinéma et du roman-photo à la photo déclinait des thèmes et des formules récurrentes, qui m’intriguaient depuis Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976), lequel reprend la bande-son d’India Song (1974), où ne se pratique pas seulement la voix off : les personnages eux-mêmes sont off. Le baroquisme noir des frondaisons d’un château et d’un parc des Rothschild alors abandonné depuis trente ans repose sur le simple déroulement de plans-séquences en intérieur comme en extérieur dans une lumière très hardiment sous-exposée. On a eu la chance de voir les deux films projetés empiriquement et en parallèle par Maurice Darmon, pour un Duo Duras propre à illustrer et confirmer mille choses ressenties par chacun, en plus de ce qui se sait. Geneviève Dufour, scripte puis monteuse, Bruno Nuytten, le directeur de la photographie, Jean Mascolo, assistant, qui a aussi fait un travail sur ce film avant d’en produire des compléments, étaient là pour témoigner du style de ce travail, fait empiriquement et à l’intuition, mais avec une rapidité dans les décisions qui définissait le personnage Marguerite Duras. Bulle Ogier, toujours souriante et identique à elle-même, a aussi reparlé de faits liés aux Journées entières dans les arbres et également au Navire Night ou à ses Agatha.

Ce cinéma des années 1970 dit les réalités d’une société et le temps de ses questionnements autant que de son épuisement. L’exploration de voies a priori impossibles était de règle, de là une modernité sans faille. En revanche, les propos ne se contextualisent qu’assez peu, et les présentations sont à risque, faute de savoir insérer l’œuvre dans la trame du temps, ce qui, je suppose, fera davantage basculer ces journées vers la réception de cette œuvre, par-delà la violence polémique desdites années 1970.

Ni colloque, ni festival, ces journées, froides par la température propre aux mauvais mois de mai de l’Aquitaine, ne se racontent pas. C’est un mouvement, une pause, des rencontres, des projets aussi quand revient informellement la question de l’achat possible du Platier, à Pardaillan, la maison où Marguerite Duras vécut sa première arrivée en France. Plus modestement, d’autres ont planté des rosiers Marguerite Duras (jaune thé). Chaque jour, on fait son programme, on pose des questions ensuite sur ce que l’on a raté, et le rare public, plus rarement encore local, se divise en festivaliers résidents, qui font le bonheur des hôtels et des gîtes locaux, et en coureurs des routes, car tout est possible « dans les territoires », comme disent nos gouvernants, à qui a une voiture et la volonté de manger des kilomètres. Tous galoperont du Foirail, la salle municipale, au château, froid à mourir, à l’autre bout de cette petite ville qui dépérit sur sa butte, car on est bien, malgré le vignoble prospère, dans la France périphérique du géographe Christophe Guilluy, et cela apparaît même aux simples habitués de ces journées. Les acteurs locaux, des bénévoles femmes – d’une absolue bonne volonté –, se font aussi parfois traiter comme de plats comparses quand tout se détraque, car les vieux groupes ont leurs psychodrames, et l’autorité des autoritaires, elle aussi très datée, appartient à nos propres vies. C’est au milieu de ces joies et de ces crises que Joëlle Pagès-Pindon navigue avec énergie et conviction.

L’ambition du programme permet des découvertes, des révisions pour les uns, des retours sur soi pour tous quand une vie de réflexions de Duras ou avec Duras se déploie. Ses infléchissements, ses obsessions, ses certitudes, évoluent selon une chronologie fine dont les synthèses tout comme le travail de fiches techniques ont du mal à rendre compte. La rétrospective condense les temps, les relit et les relie, sans surprise pour le monde des collaborateurs qui furent jeunes ensemble et se confrontent à leur propre mémoire. Pour le public, Duras a bien souvent suscité des fidélités absolues depuis l’œuvre inaugurale que fut Moderato cantabile (absent de ce vaste programme mais souvent mentionné dans les conversations). On en retient aussi la façon qu’eut Marguerite Duras de se faire avec autorité l’éponge de son temps. Sa force, sa vivacité, sa brutale curiosité et son engagement, ce pourquoi elle a conduit ses entreprises, tout cela séduit des groupes qui se retrouvent sans fin, les « durassiens » de l’Association, et, bien au-delà, des publics d’initiés et de fervents; c’est qu’à chaque moment elle dit l’actualité cruciale en cours, l’intensité des préoccupations qu’elle portait à incandescence au fur et à mesure qu’elles émergeaient. C’est cela que j’appelle l’actualité Duras, dans un trajet qui irait de Hiroshima mon amour au Camion en passant par Jaune le soleil. Avec un regard rétrospectif, autrement dit en considérant la chronologie, on pense moins avant-garde que justesse en situation, et donc invention nécessaire dans l’exigence des mots, et c’est cela qui est une forme d’insurrection permanente, pour reprendre les mots de Dionys Mascolo.

Les tables rondes filmées montrent parallèlement que les souvenirs flous ne sont pas plus précis que les recompositions des spécialistes, parfois mises à mal, et que l’essentiel du corpus se sait par le jeu des témoignages source, tels les films de Michelle Porte qui jouent en cascade : le film sur le film qui s’élabore puis les confrontations premières revues aujourd’hui. Scripte et monteuse, Geneviève Dufour, qui parle peu, est toujours remarquablement précise, alors que Bulle Ogier pense, en actrice, au rôle imparti et aux assignations qu’elle a mémorisées. Ces confirmations sur les modalités très directes de l’accueil que Marguerite Duras réservait à ses acteurs comme à ses équipes potentielles, ses inventions (Gérard Depardieu), leurs inventions techniques parallèles, disent la puissance de l’intuition au fil d’un travail fait des refus absolus qui donnent la dynamique de l’œuvre. Toujours inféodée à l’imagé, cette pensée première de l’œuvre à naître, Duras pense comme en peinture, et pas seulement parce qu’on est dans un domaine d’images. Réalisatrice, Marguerite Duras veut dire ce que l’écrivaine dit, sa voix, son rythme ponctué de silences qui sont partage autant qu’emprise sur la méditation de l’autre, tels ces « vous voyez… » qui organisent plus qu’ils ne ponctuent ses conversations avec Dominique Noguez comme avec le jeune Depardieu. Elle triomphe alors des codes de la narrativité. C’est là que la comparaison avec le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet prolonge la réflexion. D’un côté, un cinéma dans un système aimanté par la littérature qui tend vers la radio et l’imaginaire, de l’autre, la confrontation directe avec les instances normatives. L’ouverture de la déconstruction, contre la radicalité de la dialectique qui entend rompre avec une distanciation de patronage.

L’hommage final à Dionys Mascolo pour le centième anniversaire de sa naissance, en sus de l’exposition de la maison Marguerite Duras (à Duras), a donné lieu à un montage fait d’enregistrements de radio et de télévision ponctués de lectures qui reprécisaient le parcours politique d’un groupe dont Edgar Morin était un proche et un contradicteur. Parmi ces documents, la réponse de Mascolo au Sartre de la mauvaise conscience de l’intellectuel, publiée dans La Quinzaine littéraire, a été lue, non sans précautions oratoires, car on ne sait si ce texte, lumineux, effraie plutôt aujourd’hui – encore ou plus que jamais – par son contenu ou par le langage de la dialectique qui a pris un côté ésotérique. Et c’est sans doute la question politique, un parcours parti des réseaux Gallimard et Mitterrand percutés par la Résistance et l’expérience de Dachau que vécut Robert Antelme, qui permet de penser l’actualité de Duras, en l’occurrence, une vie, et, par-delà le cinéma et l’auteure, un témoin majeur.

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