Peu porté à se mettre en avant et préférant toujours aux feux de la rampe la discrétion semi-obscure d’un regard critique distancié, Philippe Ivernel, mort à Paris le 1er juillet, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, pouvait toutefois se dépeindre sans fausse pudeur au détour de quelques lignes à caractère autobiographique. La présentation de son recueil de textes de Walter Benjamin intitulé Enfance, publié par la fidèle Lidia Breda aux éditions Payot & Rivages (2011), livre ainsi un portrait en creux de celui qui est né à Château-Thierry le 10 août 1933. Car il y est justement question de cette « année fatidique pour l’Allemagne, comme on sait, et partant de là, pour l’Europe entière », de cette date dont le poids historique tragique se faisait plus encore prégnant par le choix de l’exergue du philosophe allemand traduit par Philippe Ivernel : « Il y a une chose que peut l’adulte : marcher, mais une autre qu’il ne peut plus – apprendre à marcher. »
1933, ou comment apprendre à marcher ? comment apprendre à marcher dans ce monde périlleux où l’on vient de naître, comment apprendre à se diriger et surtout dans quelle direction aller quand de telles décisions orientent, par leur nature foncièrement politique, la vie entière ? Comment trancher sans trembler et faire le pas décisif qui vous place d’un coup dans le camp des vainqueurs ou dans celui des vaincus ? Philippe Ivernel, sa vie durant, n’aura pas tremblé, et si son œuvre de traducteur, d’essayiste et d’homme de théâtre doit pouvoir être un jour appréciée à l’aune d’un tranchant décisif face aux périls fascistes de toutes sortes, c’est peu dire qu’il continuera à compter par la cohérence exemplaire de son parcours et que les boussoles multiples qu’il nous lègue en partage pour mieux nous repérer seront d’un grand secours face aux temps à venir.
Élève de l’École normale supérieure, agrégé d’allemand en 1958, Philippe Ivernel commence d’ailleurs ses années d’enseignement sous le signe de l’insoumission, de la transmission même de cet esprit d’insoumission à la guerre d’Algérie, qui lui vaudra inculpation et mise à l’écart pour subversion de la jeunesse. Dans un article d’Esprit (octobre 1962) consacré à l’après-guerre, il reviendra lucidement sur ce moment qui, pour toute sa génération, « servit de révélateur » : « Nous avons encore été élevés dans l’idéologie de la Résistance : c’était notre référence historique, le passé sur lequel nous voulions plus ou moins consciemment construire notre avenir. Nous avions donc entendu parler de l’hitlérisme comme d’un monstre vaincu : et voici que l’Algérie nous renvoyait de nous-mêmes un visage hitlérien. C’est notre cohérence intérieure qui a été, pour ainsi dire, plastiquée. Moins meurtriers, les combats de la décolonisation auraient pu passer dans notre gorge comme une arête qui finit par fondre. Cependant, la quantité de sang versé, de cœurs brisés, d’esprits faussés, d’oppression accumulée par la guerre d’Algérie change la qualité même de l’événement. Ce n’est plus un incident bénin qui retarde notre marche en avant, mais un terrible accident qui met en cause le sens même de cette marche. »
Vers où se diriger quand la réalité supposée glorieuse se révèle si mensongère ? Le même texte de Philippe Ivernel apporte un élément de réponse : « le réel n’existe que par ceux qui, l’ayant devancé, l’appellent de leur désir. L’histoire ne se fait pas seule : pour qu’elle s’anime aux yeux de l’homme, il faut qu’elle soit passionnément voulue ». C’est la vie même de Philippe Ivernel qui sera dès lors placée sous l’égide du désir et de la passion, le désir de transmission, la passion de la découverte ou, pour reprendre le titre d’un autre recueil de textes de Walter Benjamin traduits par lui, sous le soleil commun de la critique et de l’utopie.
Assistant à la Sorbonne à partir de 1962, Philippe Ivernel rejoindra rapidement, dès 1968, « son université », soit le département d’allemand de l’université Paris-VIII (Vincennes-Saint-Denis), qu’il ne quittera qu’au moment de sa retraite, en 1994. Pendant la même période, entre 1969 et 1994, il sera chargé de cours au Centre d’études théâtrales de l’Université catholique de Louvain et aussi, tout au long de sa carrière, un participant actif et prolifique au sein du Laboratoire de recherche sur les arts du spectacle du CNRS. Venues notamment d’Europe, d’Afrique, d’Amérique du Sud, des générations d’étudiants se familiariseront à ses côtés avec le théâtre d’agit-prop, le théâtre-action, le théâtre d’intervention, le théâtre anarchiste, le théâtre prolétarien, le théâtre de contestation sociale. Fort opportunément rappelés dans un numéro hommage à Philippe Ivernel de la revue Études théâtrales paru en 2000 (n° 17), certains intitulés de ses cours disent à la fois son exigence et sa curiosité, son insatiable appétit : « Le théâtre dans la stratégie de rassemblement antifasciste et de Front populaire en France et dans l’émigration allemande (1935-1939) » ; « Le théâtre baroque en Europe » ; « Le théâtre dérangé : bouffonnerie, folie, clownerie sur la scène d’hier et d’aujourd’hui » ; « Le concept de danse-théâtre (Tanztheater) en Allemagne ». Car c’est bien le théâtre, l’esprit incarné en scène, qui se faisait pour lui réel désiré en avance de réalités décevantes, c’est le théâtre qui lui permettait de voir s’esquisser des mondes autres, que la seule force d’entraînement du verbe amenait aux rives du tangible.
Aussi fut-il un généreux compagnon de route de bien des troupes, un véritable commensal aux banquets des amitiés théâtrales, un observateur avisé invité à participer aux créations collectives comme au travail de table, et non un spécialiste isolé, cantonné à sa vision partiale. Sans pouvoir être exhaustif, citons seulement ses échanges avec le théâtre de l’Aquarium où il prit notamment une part active à la pièce La jeune lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras (1976), avec le théâtre de l’Est parisien de Guy Rétoré, avec le Théâtre Liberté ou, plus récemment encore, avec François Tanguy et le Théâtre du Radeau. De même qu’il fut longuement un militant fidèle de sa section locale du PSU dans le 12e arrondissement de Paris (il sera même suppléant aux élections législatives de juin 1968), il restera au plus près du terreau quotidien de la création théâtrale, au plus près de l’interrelation des troupes avec les inquiétudes ou les espoirs des spectateurs, avec les grèves, les mouvements sociaux, au plus près de cette possibilité inouïe qu’ont les textes, y compris canoniques, de venir subitement s’offrir à l’urgence d’une crise avide de mots sentis.
Ces mots, ceux de la résistance précisément, Philippe Ivernel ne cessera de nous les transmettre par ses nombreuses traductions de l’allemand. Que l’on mentionne la collection « Débuts d’un siècle » de Jean-Michel Palmier, pour laquelle il traduisit L’ABC de la guerre de Bertolt Brecht et Profession : révolutionnaire d’Asja Lācis, ou bien « Critique de la politique », créée par Miguel Abensour et pour laquelle il traduisit, avec Sabine Cornille, les écrits de Max Horkheimer, que l’on cite Brecht encore et toujours aux éditions de L’Arche, les œuvres de Günther Anders, de Georg Simmel, de Peter Weiss ou de Rainer Werner Fassbinder, la liste est longue des textes fondamentaux – philosophiques ou littéraires – traduits par Philippe Ivernel et qui mêlent aux actes de résistance d’indéniables actes de création.
La figure de Walter Benjamin est sans doute essentielle pour ressaisir, autant que faire se peut, le parcours et les choix de Philippe Ivernel. Il restera assurément l’un de ses traducteurs importants, sans doute aussi l’un des grands germanistes de ces dernières décennies, y compris avec le dernier travail d’envergure qu’il avait entrepris et venait juste d’achever, le premier tome de l’édition critique intégrale des Œuvres et inédits de Walter Benjamin, à paraître aux éditions Klincksieck : les Critiques et recensions, traduites avec Marianne Dautrey. Walter Benjamin, le même qu’il décrivait encore, dans le recueil Enfance, à Moscou, « en situation d’apprendre ou de réapprendre à marcher sur le sol gelé, hivernal, d’une révolution à la croisée des chemins ».
Qu’un adulte réapprenne à marcher, qu’il bouleverse ou révolutionne sa vie pour retrouver l’enfance d’un éveil au monde, voilà non pas un miracle, mais le fruit d’un travail. Celui que nous lègue Philippe Ivernel a assurément, et pour longtemps, cette même fin : ouvrir un chemin, pointer une direction, permettre de se saisir, sans plus d’hésitation, d’une orientation claire et ferme sous le vent à lever de la révolution.