Ernst Jünger n’avait que dix-neuf ans quand, en août 1914, il choisit de s’engager dans l’armée allemande. La guerre a été pour lui une expérience décisive, à la lumière de laquelle on peut lire l’ensemble de son œuvre. Entre les derniers jours de 1914, date à laquelle il rejoignit le front, et septembre 1918 quand, gravement blessé au poumon, il fut rapatrié en Allemagne puis décoré de l’ordre « Pour le Mérite » (la plus haute décoration prussienne), il ne cessa de tenir son journal1. Ce sont ces notes qu’il reprit pour écrire Orages d’acier, récit autobiographique dont André Gide dira que c’est un des plus beaux livres qui soient sur la Première Guerre mondiale. Dans le même temps, comme tous les soldats, il écrivait à sa famille des lettres qui ne valent d’être lues que sur le fond des autres œuvres, les une éclairant les autres.
Ernst Jünger, Lettres du front à sa famille. 1915-1918. Trad. de l’allemand par Julien Hervier. Christian Bourgois éditeur, 170 p. 20 €
La guerre a fourni à Jünger l’occasion de concilier son désir de satisfaire ses parents, car il s’exprime toujours en fils aimant et attentionné, et son besoin d’expériences extrêmes. Véritable cancre, ou bien adolescent surdoué comme le suggèrent plutôt ses lettres, il avait fugué en octobre 1913 pour rejoindre la Légion étrangère française. Il n’avait pu en supporter la discipline, avait à nouveau tenté de s’enfuir – il rêvait de voir l’Algérie et l’Afrique –, et son père avait dû intervenir pour le tirer du cachot dans lequel il avait été enfermé à Sidi Bel Abbes. Entre tous les Jünger, comme le lui écrira en décembre 1915 son frère Friedrich-Georg, surnommé Fritz, « c’est papa qui se réjouit le plus que tu sois officier ».
Mais la guerre, c’est aussi la fréquentation constante de la mort qui, en ces années-là, fêtait ses triomphes inouïs, comme il l’écrit dans la préface de 1960 à Orages d’acier. Et c’est elle, au-delà du danger et de l’aventure, qui fascine Jünger et qui l’attire. « J’éprouve toujours ma vieille souffrance qui fait que tous les lieux où, justement je ne suis pas me paraissent spécialement attirants. Peut-être la mort sera-t-elle ce lieu des lieux ? » (lettre à Fritz, 31 juillet 1918). Ce n’est pas avec l’amour mais avec la liberté que la mort a finalement partie liée. « C’est l’une de mes maximes que la liberté ne nous est acquise que pour autant que nous faisons jeu à trois avec la mort. C’est pourquoi je me sens bien aussi au milieu des lignes » (lettre à Fritz, 5 février 1918). Les moments de découragement où Ernst souhaite la paix sont rares et brefs.
Quand il écrit à ses parents, Ernst adopte un ton plus léger et présente le combat comme un jeu. Il déteste la vie de garnison. Il veut « concéder à [s]a soif de combattre, toujours aussi vive, le plaisir d’une savoureuse bataille » (3 avril 1915). Il s’oppose catégoriquement à son père lorsque celui-ci lui propose de chercher un poste à l’état-major. « Indépendamment du fait que ce sont des postes pour cochons de l’arrière, cavaliers ou autres guerriers en chambre, un poste de ce genre serait pour moi particulièrement épouvantable, car c’est à peine mieux que valet de chambre et béni-oui-oui » (15 février 1917). Il ne supporte pas de recevoir des ordres ni même de transmettre les ordres des autres. Pour échapper à la discipline, il projette même d’entrer dans l’aviation de chasse. Il pourrait ainsi, explique-t-il à son frère, tout contempler de haut, sans renoncer ni à sa liberté ni au cadre militaire.
Tout Jünger est déjà là. Le même Jünger qui, dans Sur les falaises de marbre, livre étrange considéré comme une protestation (timide sans doute) contre l’hitlérisme pensera : « plutôt encore choir à l’abîme que vivre avec ceux-là que la peur force à ramper dans la poussière ». C’est cette ivresse de liberté où le désir de vivre s’unit au délice de mourir qui le porte. D’engagement ou de ferveur patriotique, il n’est jamais question, pas plus que d’ennemis. Il a de la sympathie pour les Français et parle des Anglais comme de partenaires avec lesquels on échange des balles qui ont la particularité d’être parfois mortelles.
Ce n’est pas que Jünger soit indifférent. Il est gourmand, passionné, attentif aux autres, curieux de tout. Mais il est dans le même temps comme en surplomb, observant les êtres et les événements comme il le fera pour les coléoptères qu’il affectionne déjà. Ce jeune homme, qui prend tellement de plaisir à faire le guerrier et qui écrit avec tant de précision et d’élégance, est déjà l’ « anarque » qu’il décrira dans son roman Eumeswil. Non pas un anarchiste, mais un homme qui, à la différence du monarque, dont il est le pendant, ne veut régner que sur lui-même et sur lui seul. « Anarque, tout historien de naissance l’est plus ou moins ; s’il a de la grandeur, il accède impartialement, de ce fond de son être, à la dignité d’arbitre ».
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Carnets de guerre 1914-1918, Christian Bourgois, 2014.