Voici deux ouvrages de philosophes qui confirment à quel point la problématique philosophique ouvre la voie à la pensée, remède souverain contre la perplexité que suscite le cours des événements. Gilles Hanus et Jean-Luc Nancy nous détournent ainsi de cette déploration qui a envahi l’espace politique des temps présents. Si on les réunit ici dans un même commentaire, c’est qu’ils résonnent l’un et l’autre – par voie directe pour l’un, plus indirecte pour l’autre – dans le champ du politique.
Gilles Hanus, L’épreuve du collectif. Verdier, coll. « Philosophie », 89 p., 14 €
Jean-Luc Nancy, Que faire ? Galilée, 121 p., 20 €
Dans Que faire ?, Jean-Luc Nancy – on sait combien il est attentif au cours des choses, dont il tente de faire la source d’une pensée en alerte – propose au lecteur d’en finir avec les discours courus d’avance. Et il lui assène : « ne vous contentez pas de lire. Faites quelque chose ». Mais, pris de pitié pour le lecteur désemparé devant cette injonction qui le touche au point précis de son remords quotidien, il vient à son secours en rappelant la difficulté du faire à travers les personnages de Beckett en attente de Godot, ou encore en faisant allusion à la scène culte du Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, celle où Anna Karina psalmodie en marchant sur la grève : « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ! » Mais le lecteur est rapidement tiré de sa langueur, puisque dès l’introduction il est averti. À la question « que faire ? », il y a deux réponses. L’une : « il faut changer la question » ; l’autre : « nous sommes déjà en train de le faire ».
Toutefois, les difficultés ne sont pas minimisées. Ne sommes-nous pas engagés dans une mutation qui ne sera intelligible que dans deux ou trois siècles ? Or, cette mutation-là est bien quelque chose qui se fait mais dont le sens nous échappe. Alors, Jean-Luc Nancy nous propose quelques courts essais stimulants sur la politique, le faire et le poids de notre histoire.
La politique, nous explique-t-il, souffre de ne plus avoir d’objectif clair et de se heurter aux contraintes imposées par les puissances techniques et économiques. Et l’État (stato), né avec le capitalisme, bien que censé assurer la sta-bilité de l’ensemble, est soumis aux rapports de force que le capitalisme engendre, lesquels désassemblent. Or, l’État a occupé toute la place du politique, devenue insignifiante face à la totalité économique et technique. Cependant, le lieu du politique est celui de ce que veut dire être ensemble, c’est-à-dire le lieu de la démocratie, ce désir d’incarner dans le peuple le principe d’une signification supérieure. Mais le peuple a été réduit à une clientèle électorale ou bien à une population à « gérer ». Et nous sommes devant une transformation de fond en comble de la réalité et de la représentation du politique. Jean-Luc Nancy justifie la souveraineté comme donnée inhérente à tout pouvoir qui doit se voir reconnaître la faculté de décider en dernière instance. Mais il souligne que le principe de souveraineté est inséparable de sa réciproque, le principe d’une insubordination, tout aussi souveraine.
Alors, que faire ? On ne peut répondre à cette question qu’à la condition de ne pas seulement articuler une réponse, mais de faire aussi quelque chose. Et le philosophe d’introduire quelques précisions nécessaires. Le faire n’est pas le devoir faire (Kant), ni le comment faire (Lénine). Ne serait-il pas plutôt question de transformer et tout simplement d’agir ? Et si la question se pose à nous avec autant d’acuité, c’est que l’embrayage du théorique sur le pratique s’est grippé et que le faire a été fragilisé. Mais Jean-Luc Nancy nous donne la clef en cherchant la lueur, celle de la poésie, dans un fond qui reste inépuisable. « Faire sens, comme faire monde, faire l’amour, faire jour et nuit, faire sentir, cela n’arrive… que par et pour l’autre. »
Revenant sur l’histoire récente, celle du 13 novembre dernier, il s’inquiète qu’on ait trop vite effacé les expériences totalitaires. Mais il nous entraîne vers la lucidité, non le désespoir, car pour lui chaque moment de trouble et d’égarement des repères suscite une énergie spirituelle… qui nous permet, sans doute, de nous tenir prêts pour l’improviste.
L’essai de Gilles Hanus intitulé L’épreuve du collectif est en apparence moins directement centré sur le politique. Il pose la question philosophique de la solitude. Exister, c’est être seul. Mais si nous existons seuls, nous n’existons pourtant pas par nous-mêmes. Toute la question va donc être celle du rapport aux autres, ces autres dont nous sommes séparés en même temps que nous sommes liés à eux. Si nous restons prisonniers de ceux qui forment notre monde, nous serons enfermés dans la doxa, qui nous rassemble. Or, pour vivre libre, il faut sortir de l’opinion. Mais alors la recherche de la vérité isole et nous plonge dans un dépaysement radical. Car, selon Gilles Hanus, la foule ne pense pas. C’est le sujet qui pense ; la masse opine. La foule est bête, nous dit-il encore. Pour cesser de l’être, elle doit se dissoudre. Et penser, ce n’est jamais se répéter. C’est toujours comprendre. L’insertion dans le groupe (par imitation) coïncide avec l’effacement de la singularité. L’auteur rappelle le trait de génie de Platon : l’incontournable solitude ne suffit pas. Elle s’accomplit dans une socialité qui n’est pas celle de la foule, mais une relation de pensée et d’enseignement. Et comme Jean-Luc Nancy nous met devant l’injonction de faire, Gilles Hanus nous impose celle de lire : « Lire est essentiel à la pensée », cela « ne consiste pas à épuiser le sens d’un texte, mais à faire que le texte parle enfin avec ma voix ».
Vient alors la question politique. La communauté procède de la mise en commun de quelque chose. Mais, nous dit Gilles Hanus (marchant ainsi sur les traces d’Étienne de La Boétie), tout groupe possédant quelque chose est tenté de se considérer comme un et d’étouffer la pluralité de ceux qui le composent. La Boétie n’avait-il pas montré que tel est le chemin de la servitude volontaire ? La participation devient parti pris, l’homme est soumis au mimétisme que lui ordonne alors l’injonction communautaire.
Si l’on ne veut pas qu’elle signifie communion, il faut comprendre la communauté comme la recherche d’un bien commun, et ce bien est le partage de la raison. Comme la communauté est toujours au bord de la dislocation (comment ne pas lire cela à la lumière du Brexit ?) alors que pourtant elle veut être, elle n’a pas d’autre solution que de vouloir s’instituer. Et elle s’institue à travers l’État, donné pour la forme accomplie de la rationalité politique. Mais cette raison-là devient vite raison d’État. Ce n’est plus celle que chacun trouvait en lui-même (ce partage de la raison politique), mais une raison qui s’impose désormais comme loi extérieure. Et la « statolâtrie » n’est pas loin, l’amour de l’ordre ayant remplacé l’articulation des libertés.
Il faut donc reposer à neuf le problème de la communauté. Ce que Gilles Hanus va faire en compagnie de quelques auteurs, Sartre dans ses échanges avec Benny Lévy d’une part, Levinas de l’autre. À ce dernier, il emprunte l’idée que le fondement de la communauté relève de l’acquisition d’un savoir. À partir de références à Sartre, il nous emmène dans une analyse très fine de toutes les modalités du passage du je au nous. Cette analyse met en lumière la façon dont le on risque d’être une caricature du nous: il est où le nous s’abîme. Le maintien du nous comme un collectif d’êtres libres est le lieu du discord autant que de l’accord. D’autres ont montré l’importance du dissensus dans la démocratie (Miguel Abensour, La démocratie contre l’État : Marx et le moment machiavélien, Le Félin, 2004). À partir de là, Gilles Hanus ouvre sa réflexion à des questions essentielles : il se demande comment le collectif peut se refermer sur lui-même et ne plus exister que par l’exclusion de ce qui n’est pas lui (et le lecteur voit surgir l’image de nos sociétés européennes où chacun est dans l’ivresse de se retrouver « entre soi ») ; et comment la guerre est à l’horizon du collectif en conflit, lorsque ce collectif suppose un autre qui est l’ennemi.
Hanus nous livre pour finir quelques très belles pages où Abraham se tient seul face à Dieu pour défendre la justice. Mais, nous dit-il, Abraham n’est pas installé. Il est à l’écart, mais ouvert à tous les vents, prêt à l’épreuve de toute altérité véritable. Il est question alors de ce que pourrait être une communauté d’étrangers – à savoir le contraire d’une société bourgeoise – qui ne seraient pas destinés à disparaître par assimilation, mais où l’étrangeté céderait la place à la fraternité. Et, dans la logique de son injonction de lire, Gilles Hanus conclut que la communauté doit se fonder sur la puissance du renouvellement de la pensée. Il interroge : comment devenir frères en étudiant ensemble ? Nos sociétés communautarisées et ensauvagées peuvent-elles entendre un si bel appel ?