Le hobo a fourni à la littérature, à la chanson, au cinéma, un personnage qui s’adapte à des esthétiques et des idéologies variées. Lié à la mythologie américaine du train, il est associé à la ferveur nationale concernant l’espace, le mouvement et la liberté, mais aussi aux schémas imaginaires ambivalents qui accompagnent la figure du pauvre.
Jim Tully, Vagabonds de la vie : Autobiographie d’un hobo. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Thierry Beauchamp. Éd. du Sonneur, 287 p., 18 €
Dans la réalité, le hobo est un passager clandestin du rail, un homme (rarement une femme, exception faite de la célèbre Boxcar Bertha) dont le voyage est dicté par la nécessité économique et le goût de l’errance. Lorsqu’il ne vit pas uniquement de mendicité et de rapines, il représente une force d’appoint, soumise aux fluctuations géographiques et saisonnières du marché du travail. Le « hoboing », mode de vie occasionnel ou permanent, a connu ses « grands » moments pendant les périodes de crise économique, avant que les États-Unis ne mettent en place quelques éléments de protection sociale et que les trains ne disparaissent presque totalement, remplacés par d’autres moyens de transport.
Hart Crane, Jack London, Carl Sandburg, Jack Kerouac, Ralph Ellison, Nelson Algren… ont donné au hoboing ses lettres de noblesse en publiant des textes inspirés de leur expérience personnelle sur le rail. À côté de ces œuvres de romanciers ou de poètes célèbres, toute une littérature de plus ou moins bonne qualité a été publiée à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe pour un public intéressé et troublé par cette frange marginale de la population, porteuse de tant de représentations contradictoires.
Jim Tully (1886-1947), auteur aujourd’hui oublié, est l’un des ceux qui, avec Harry Kemp et Josiah Flynt (hobo qui était ensuite devenu agent « secret » des compagnies ferroviaires), ont fourni sur ce sujet des ouvrages populaires en leur temps. Né dans l’Ohio, dernier d’une famille très pauvre de six enfants, Jim Tully choisit à l’adolescence – après six années d’orphelinat et quelques autres pendant lesquelles il fut garçon de ferme et ouvrier – de devenir vagabond du rail. Plus tard, après avoir travaillé dans un cirque, puis comme boxeur, il sortira de la misère par miracle, réussissant à devenir journaliste et à travailler pour les studios d’Hollywood – en particulier comme conseiller pour la production et le tournage de La ruée vers l’or. C’est d’ailleurs à Charlie Chaplin qu’il dédie son livre Vagabonds de la vie.
Cet ouvrage – publié en 1924, adapté à l’écran en 1928 par William Wellman, avec Louise Brooks comme interprète – raconte dans une prose assez directe ses aventures de clandestin du rail. À l’époque, les grands traits de la réalité et de la mythologie des hobos sont déjà en place ; en effet, le livre de Jack London Les vagabonds du rail a été publié en 1907, des études sociologiques plus ou moins sérieuses existent, et la chanson de hobo, sorte de sous-genre de la chanson de train, vit de beaux jours. Tully reprend, sur un mode assez distancié, les caractéristiques du récit de vagabondage, mais sans prétention scientifique, sans lyrisme, sans plaidoyer politique. Son ouvrage s’ouvre sur la relation de sa vocation: poussé à quitter la misère industrielle de sa bourgade de l’Ohio par les récits d’un jeune trimardeur rencontré par hasard, et après « trois faux départs », il s’engage véritablement dans « la profession ». Se déroule alors une série d’aventures, d’anecdotes, avant une conclusion vaguement socioculturelle sur le hoboing. Mais la vraie conclusion arrive peut-être quelques chapitres plus tôt, avec une scène de lynchage que le lecteur ne peut lire autrement que comme une morale sociale : ceux qui sont capables des pires abominations ne sont pas les ivrognes, les délinquants et les meurtriers des « jungles » et des trains, mais les citoyens respectables.
Au fil des pages, le livre remplit également son obligation traditionnelle d’« exotisme » et présente les fonctionnements particuliers de la tribu hobo : ses castes, ses rituels, ses circuits, ses modes de survie. Tully y déploie un joli talent de styliste, de la sympathie pour tous ceux qu’il rencontre, ainsi qu’une totale absence de narcissisme (contrairement à Jack London qui, dans ses textes, se décrit toujours en « super hobo »). Loin de la version présentée par l’auteur de Croc-Blanc ou, plus tard, de celle de Kerouac, pour qui le rail est une manière hyperbolique d’exister, la vie de trimardeur chez Tully n’est pas lyrique et idéalisée. Elle n’est pas politique non plus comme chez le chanteur folk engagé Woody Guthrie dans En route pour la gloire (1943) ; pour celui-ci, en plein Dust Bowl, le train qui l’emmenait avec des centaines d’autres de l’Oklahoma vers la Californie était certes celui des pauvres à la recherche d’un travail, mais aussi le rapide qui fonçait vers « la gloire » avec à son bord les futurs créateurs d’une Amérique de justice et de partage. L’optimisme de Guthrie transformant l’opprimé en constructeur d’un avenir glorieux et fraternel, les fantasmes de surhomme de London ou de « fou angélique » de Kerouac, sont étrangers à Jim Tully.
Tully reste plus « réaliste », et également plus près d’un rêve américain de succès. En effet, dès la première page de Vagabonds de la vie, c’est l’espoir insensé de devenir écrivain et la rage de lire (il vole des livres dans les bibliothèques des petites villes où s’arrête son train) qui le maintiennent en vie, ainsi qu’une sympathie pour les milieux de la misère sans aveuglement vis-à-vis de leurs vices et de leurs horreurs. La manière dont Jim Tully voyage et « attend le train » (pour reprendre le titre, « Waiting for a train », de la célèbre chanson de Jimmie Rodgers de 1928) en est une parmi d’autres ; mais, comme les autres, elle poursuit un rêve de bonheur, elle trouve, dans le mouvement, l’individualisme et la fluidité des marges, des vérités qui lui semblent ne pas exister dans l’intolérable monde des gens établis.