Une Dispute très inventive

La vingt-huitième édition du Festival « Paris Quartier d’été », la dernière dirigée par le fondateur Patrice Martinet, a proposé, comme les précédentes, une programmation très variée. Elle a permis de découvrir, au Théâtre 13/Seine, la mise en scène inventive de La Dispute de Marivaux par Jacques Vincey, qui l’a créée dans le beau Théâtre Olympia de Tours, qui la reprendra, la saison prochaine, au cours d’une longue tournée.


Marivaux, La Dispute. Mise en scène de Jacques Vincey.


La Dispute (1744) reste indissociable du spectacle légendaire (1973) de Patrice Chéreau, qui faisait précéder le texte d’un prologue de François Regnault, montage à partir des écrits de Marivaux. Dans l’une de ses dernières pièces, en un acte, l’auteur montrait l’expérimentation subie par deux filles et deux garçons privés de tout contact avec leurs semblables, destinée à prouver la responsabilité première de l’homme ou de la femme dans l’infidélité, confiée à deux serviteurs noirs, Mesrou et sa sœur Carise. Le débat opposait un prince et la femme aimée, Hermiane, devenus, au long de la pièce, observateurs clandestins de la rencontre initiale entre les membres du quatuor.

Première innovation de Jacques Vincey : les spectateurs se trouvent dans la même situation que le couple voyeur, placés deux par deux dans des cabines, séparés par une glace sans tain des acteurs qui disposent d’une aire circulaire de jeu et se reflètent dans les miroirs (scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy, éclairée par Marie-Christine Soma). Ils écoutent grâce à un casque, au plus près du souffle des interprètes, au plus près de la perturbation des jeunes cobayes. Ce dispositif, intitulé « version installation », ne peut recevoir que vingt-huit couples, oblige à deux représentations (d’environ une heure) par jour, s’avère trop complexe pour les tournées. Il se double d’une « version foraine » : le public, assis autour de l’arène recouverte au sol d’un miroir, reste dans une grande proximité, mais dans un rapport traditionnel aux comédiens qui perçoivent sa présence.

Deuxième innovation de Jacques Vincey : la distribution de la pièce prévoit dix personnages, cinq de sexe féminin, cinq de sexe masculin, auxquels s’ajoute éventuellement « la suite de la cour ». Mais le projet s’adressait à six élèves, trois comédiennes, trois comédiens, du Jeune Théâtre en Région Centre-Val-de-Loire (leur premier rôle professionnel) qui, par une sorte de mise en abyme, pour quatre d’entre eux, jouaient les émotions de jeunes gens livrés à la découverte de l’inconnu. Le texte permet que les deux autres interprètes soient tantôt Hermiane et le prince, tantôt Carise et Mesrou, la tête alors enserrée dans un voile noir. Quant au couple fidèle, Dina et Meslis, apparu dans la dernière scène de la pièce, il prononce dans l’obscurité ses très brèves répliques.

Troisième innovation de Jacques Vincey : au cours des répétitions, les six acteurs ont fait l’essai des divers rôles ; celui qu’ils tiennent, lors des représentations, est resté indépendant de leur sexe. Un bonnet rose ou un bonnet bleu suffit à l’identification. Ainsi Théophile Dubus, en marcel et short révélateurs d’une pilosité toute masculine, surjoue la féminité d’Adine face à une Eglé (Jeannne Bonenfant) au comble du narcissisme. Mesrin (Delphine Meilland) peut aussi bien devenir le « camarade » d’Azor (Clément Bertonneau) qu’un « nouveau venu », très séduisant pour Eglé. Les rôles d’Hermiane et de Carise sont tenus par Miglé Bereikaite, ceux du prince et de Mesrou par Quentin Bardou, dans une répartition attendue des identités. Mais les quatre jeunes gens, qui désignent de prime abord l’être rencontré comme « la personne » ou « un objet », qui ne reçoivent l’assignation de leur désir que de leurs gardiens : « L’un est l’homme, et l’autre la femme », peuvent bien être sensibles à l’un et l’autre sexe.

Dans le programme du spectacle, Jacques Vincey écrit à propos des interprètes : « Avec eux, je ne fais pas un spectacle mais un travail dans le temps, et j’avais envie de monter non pas La Dispute mais une Dispute avec eux. » Il met bien en scène une Dispute du XXIe siècle, où le chassé-croisé amoureux ne justifie plus la dernière phase de la pièce, la réaction amère de Hermiane au constat de l’inconstance : « Croyez-moi, nous n’avons pas lieu de plaisanter. Partons. »

Indemne de l’intimidation par « la fête noire » de Patrice Chéreau, il exploite pleinement les virtualités comiques du texte, grâce à la jeunesse des interprètes, à leur jeu très physique et sensuel, leur occupation de l’espace pleine d’alacrité et de jubilation. Les tenues bariolées, aux couleurs acidulées (Virginie Gervaise), qui contrastent avec les costumes anciens de Hermiane et du prince, devinés dans la pénombre à la lueur de flambeaux, évoquent parfois le cirque ou le carnaval, des activités de plein air, en harmonie avec le sol vert prairie. La transposition, sous forme de selfies, des portraits et du miroir, destinés à pallier l’absence, situe pleinement cette Dispute dans la décennie actuelle, célèbre « la victoire de l’anarchie du désir sur la tentation mortifère de le canaliser », selon les termes de Vanasay Khamphommala, le dramaturge du spectacle.


© Marie Pétry

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