Depuis longtemps, je pense un certain nombre de choses du 15 août. Dans tout le Sud-Ouest, on court les corridas, on ronchonne quand sa propre maison est trop pleine – parce que l’on ne peut aller voir d’autres amis, et parce que l’on rate « sa » corrida, laquelle, d’ailleurs, personne ne sait, pas même soi-même, car a las cinco de la tarde on fait simultanément le paseo de Bilbao à Dax ou à Saint-Sébastien (un renouveau) comme à Bayonne. C’est aussi la Fête du Vin à Duras, celle d’un peu tout à Tonneins, inconsolablement en deuil de son tabac. Partout, la brocante sort mais, avec la canicule, j’ai même renoncé au vide-grenier à moins de 10 km de chez moi.
Les nuages montent et l’on devine presque les Pyrénées, butée de la perception météorologique, horizon de ce qui est la Gascogne et réceptacle de la chrétienté française rassemblée à Lourdes. Les présentateurs de radio assimilent sans vergogne le christianisme au culte marial qui a eu tant de peine à conquérir le sud d’une France toute acquise au gallicanisme national, mais passons. Le 15 août est un tournant saisonnier majeur, jadis début puis mi-temps des vacances scolaires, désormais pour la plupart des gens leur terme. Les cloches sonnent la fin de la récré, et parce que s’impose la remontée vers le nord, même avec des possibilités de villégiature sans fin. Après ma phase entre Lot et Adour, je serai déjà à Domme la semaine prochaine, en ce Périgord si proche de Paris. La cité se targue de ses 20 000 ans de vie humaine ininterrompue et de sa vue sur la Dordogne qui fascina Henry Miller avant que François Augiéras ne fasse son refuge d’une grotte au flanc de sa falaise.
Au 15 août, chacun pose sa limite. Aux cornes du taureau répond la grotte de Massabielle. À chacun sa mystique, ses arabesques et son rapport au temps. Ainsi se repartagent le monde et la vie commune. Des formes codifiées au XIXe siècle régissent des symboliques sans exclusive au plan local ; c’est seulement le temps et les kilomètres à franchir qui ventilent les pratiques et l’on tourne en rond à juger de ces renvois et appropriations permanentes qui ont uni la Vierge Marie à l’Usurpateur (Buonaparte selon Chateaubriand), lequel a imposé la Saint-Napoléon le 15 août, en un temps où le culte marial ne faisait pas recette : la Révolution était passée par là et la France largement jansénisante n’en avait que faire. Il faut bien reconnaître que, d’une part, la reconstruction liguoriste de la pratique religieuse, du nom de Liguori, le saint napolitain qui voulut la rendre aimable et douce, celle qui donna son parfum de sacristie au XIXe siècle, accompagna la poussée mariale et que, d’autre part, les tenants de l’Empire alimentèrent le nationalisme conquérant où le résidu émancipateur du projet révolutionnaire se mêla au bellicisme intrinsèque. Et rien n’a éliminé la Fiesta à l’espagnole, rien ne lui a été ôté. Ces formes emboîtées ne sont ni des engendrements ni des poupées russes, mais un jeu du coucou dont la raison semble singulière, et la forme anecdotique.
De ma part, il ne s’agit ni de syncrétisme abusif ni de concessions au politiquement correct digne des collections permanentes du MuCEM de Marseille. Mais j’aime à penser ces formes et plus encore ces congruences de fête pour dire le passé et le présent, la limite et l’extrême, et comment en sus c’est là que se ressoude le commun, un commun sans objet et quasiment sans déterminant sauf à poser au cœur de tout rassemblement la conjuration et la peur des régressions insondables, la force du refus de qui en a touché le fond. Et ce n’est pas la religion qui en offre l’option première : Napoléon a capté ce qui se disait de neuf en politique autant qu’il en a inventé les suites possibles, la stabilisation et l’infléchissement vers la rage de domination. L’Église remise en selle fit feu de tout bois, le Concordat d’abord puis des dévotions revues dans un climat de reconquête patiente avec proclamation de l’Immaculée Conception et ce Lourdes d’un Sud occitan à la fois à la traîne et rétif, avant de paraître parfois à la pointe de la dévotion mariale, un peu comme les Basques, si tardivement chrétiens, si exclusivement catholiques.
Cela, c’est le substrat, la chronologie, un petit rappel historique qui dit tout, sauf la valeur de la date et la puissance des signes. Raison de plus de tourner en rond pour voir comment se joue la roulette de nos obsessions entre fêtes, dites parfois « patronales », religion, nation et toujours plus ou moins sous la corne du taureau qui ne s’épuise jamais. Bref, quand la dépense et la guerre, un peu d’identité et de sectarisme, un zeste de couleur et de générosité se substituent à la régression possible, il y a comme un parfum de 15 août. Et tant pis si j’en oublie la plage, autre façon contemporaine de pratiquer la fête, la régression, la limite, la transgression et la nostalgie.
Reprenons. La corrida formelle, celle qui mit l’homme à pied, le matador au centre des joutes et relégua le picador et son cheval, s’est glissée les jours de fêtes patronales et religieuses dans l’espace post-vespéral. Les sociétés d’assistance (las Casas de Misericordia qui finançaient les hôpitaux en Espagne) y puisent leurs revenus, et chacun de jouer avec ce qui lui est possible. L’individu est aux prises avec la décomposition du bel été ; la société, qui se doit de continuer, regarde vers l’État qui en est le garant et tient à monopoliser la violence, et elle solde les ambitions de la religion dans le compassionnel après ses derniers éternuements dogmatiques de 1854 qui permirent ce Lourdes « qui nous était nécessaire », disait Alphonse Dupront, fin connaisseur de ces choses d’anthropologie. Est-ce à dire que la société des loisirs et du spectacle résout ces divers pans de notre vécu dans un certain brouhaha plutôt festif ? L’affaire est plus grave, car sur la pointe du calendrier se joue une fonction symbolique disputée et polysémique, polymorphe aussi: partout est mis un terme à la tentation de la régression, le 15 août l’épuise. Avec la corrida, la prouesse transgresse l’humaine condition, l’art se coule dans les jeux du courage et de la détermination, le printemps s’inverse en mort possible dans le berceau des cornes, et ce n’est pas qu’une affaire de tiroir-caisse pour régions déprimées. L’exercice pieux, en des terres, croit-on, jadis albigeoises, un peu parpaillotes et généralement plus pétries de théologie négative que de dévotion, témoigne lui aussi ; et tant pis pour son sectarisme à bas bruit, qui n’est ni l’Espérance de Noël, ni la Foi de Pâques, ni l’Ascension dont la Pentecôte qui partage le message et les langues s’apparente à la Charité. Bien sûr, tout non-catholique s’en exclut, car cela aussi n’est pas sans vertu. Ce commun-là évite ou contrôle les pires dérives autant qu’il s’en est nourri.
Ainsi, ce qui épate, le 15 août, c’est qu’il rassemble comme il rassemblait ceux qui devaient repartir sous les armes, récolte faite, blés engrangés, car l’homo militaris est moins l’homme des Champs de Mars que celui que l’on pouvait nourrir ; les armées décident alors de leurs batailles. Quant au torero en bouc émissaire pour la plus grande gloire des hommes face aux forces de la sauvagerie, il perpétue des rites qui exorcisent la nonchalance de la régression. Ainsi soit-il, pour le meilleur et pour le pire. Car partout on a symboliquement tué en commun. Et c’est dans un Sud-Ouest – ce petit coin de l’Hexagone – souvent en perte de vitesse, dit pays du « bien vivre » pour cacher le mal à vivre des zones en déclin depuis un bon demi-millénaire, que ce mixte qui interdit à chacun d’aller plus loin dans les formes régressives de soi se conçoit, et se cumule. Cela se voit, se constate, s’impose. On s’en étoufferait à moins, et pas du seul fait des orages qui vont mettre un terme aux rares beaux jours de l’année ; mais il faut repartir, car la part du commun qui s’est manifestée, quelle qu’elle soit, où que ce soit, quelle qu’en soit la forme, engendre nos lendemains.